Ma tête est lourde. Douloureuse. C’est comme si un marteau-piqueur et un brouillard y règnent en même temps tout en se combattant l’un l’autre. C’est la seule partie de mon corps qui me semble réelle actuellement. Mon doigt craquelé et mes pieds pleins d’ampoules me semblent si lointains.
Et je sais parfaitement pourquoi.
Je n’ai pas pris ma médication. Depuis cinq jours. Ma médication contre la dépression.
Le premier jour, c’est parce qu’il ne m’en restait plus. Je me suis dit que ça n’était pas très grave, une journée sans ne me tuera pas. Le deuxième jour, j’étais chez une amie. La pharmacie est juste à côté de chez elle mais je les avais réservés pour à côté de mon travail. Je n’avais pas envie de faire annuler ma première commande juste pour les avoir un jour plus tôt. Le troisième jour… j’ai manqué de temps. Je suis arrivée trop près de mon heure de début à cause du retard de l’autobus pour aller le chercher. Le quatrième jour, l’envie n’y était pas. Je voulais juste paresser et je trouvais que j’allais bien… que je n’en avais peut-être plus besoin…
Ce qui me mène à aujourd’hui. Le cinquième jour. Le jour où je me rend compte avec clarté que j’en ai toujours autant besoin que lorsque le médecin de l’hôpital me les a prescrits. Sauf que je n’ai pas l’énergie d’aller les chercher. Seul le fait de ne pas vouloir assister à une dispute entre mes parents m’a incité à me lever du divan pour aller travailler. Je n’ai même pas eu la force ni la volonté de traverser la rue pour aller chercher mes pilules. Un coin de rue me semble actuellement une distance infranchissable. C’est à la fois si près et si loin…
Je n’y suis pas allé.
Tout mon quart de travail, je l’ai effectué de façon mécanique. Je sais que mes collègues ont remarqués que je ne suis pas dans mon état normal. J’ai prétexté des étourdissements. Les clients n’ont rien vu, je suis douée en comédie. J’ai juste joué devant eux à la femme souriante et ravie de les servir dès qu’ils franchissaient la porte ou que le téléphone sonnait. Je n’ai pas pris la peine de faire de même devant mes collègues. Ça ne valait pas vraiment la peine. Ça aurait été dépenser trop d’énergie pour rien.
Pas comme si je me soucie vraiment des conséquences, cela dit. Actuellement, rien ne me touche. C’est comme si le monde autour de moi n’existe pas vraiment. Comme un rêve dont on ne parvient pas à sortir. La même sensation que lorsqu’on sait qu’on doit sortir du lit mais que le sommeil, l’oubli, est plus attirant. Je sais bien que ça n’est pas un état normal. Je le vois bien quand je prends mon traitement que la vie est totalement différente de ma vision, que ma vision est déformée, aussi floue que lorsque je retire mes lunettes.
Je fonctionne au ralenti. Comme si j’ai oublié comment marcher droit. Mettre un pied devant l’autre demande un effort conscient. Un effort constant. Manger est à la fois une chose que j’oublie et une chose que je fais mécaniquement, probablement à l’excès, juste parce que de la nourriture est posée devant moi. La faim s’en est allée. La sensation de satiété également. Je me sens si vide, comme si rien n’a d’importance. Je sais que cet état est dangereux mais je ne parviens pas à m’en préoccuper. Plus rien n’a d’importance. Plus rien n’est réel si ce n’est mon mal de crâne. Tout le reste est noyé dans le brouillard.
Me lever à une heure raisonnable est sans importance. M’habiller convenablement pour la saison est sans importance. Manger est sans importance. Dormir ou être prise d’insomnie est sans importance. Me laver est sans importance. Me brosser les dents est sans importance. Je ne me rappelle même pas si je les ai brossées une seule fois durant les cinq derniers jours. Ça aurait dû me mettre la puce à l’oreille, mon hygiène corporelle défaillante est souvent le premier signe montrant que je m’enfonce. Mais ça, ça ne m’a pas fait tilter comme dit mon père. Je n’ai pas remarqué, pas réalisé. Peut-être que quelqu’un s’en apercevra. Ou peut-être pas. Ça me semble si lointain. Comme quand je pense au futur. Ça n’a rien de concret dans mon esprit. Je sais que ça existe, je sais que c’est important mais… mais voilà. Ça n’a pas d’emprise sur moi. Le brouillard est trop fort.
Actuellement, je rentre du travail. Le bus vient de me laisser au coin de la rue. La lumière change de couleur sans que je n’aie parcouru toute la distance. Je suis trop lente. Il est tard. Minuit et des poussières. La rue est mal éclairée, une ampoule a grillé il y a une semaine et la ville ne considère pas que la changer est une priorité. Ça devrait pourtant, une école primaire est à deux ou trois coins de rues de là. Je sais bien que si une voiture arrive à sens contraire, elle risque de ne pas me voir. Pourtant, je ne trouve pas l’énergie d’avancer plus vite, de ressentir le besoin de me mettre à l’abri. Aurais-je le réflexe de me jeter sur le côté si un véhicule arrive vers moi? Ou vais-je continuer à avancer lentement, sans me soucier de ma vie? Je ne sais pas. Et je ne pense pas vouloir le savoir un jour.
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