- Mais ?! Cela veut dire que chacune de vos cités détient une main ?! S'écria Tulia, de plus en plus confuse. À qui appartient alors la main que nous avions récupérée ? N'était-ce pas celle de Véa ? Car c'étaient bien eux qui la détenaient en premier, non ?
- Les mains possèdent des éléments distinctifs qui permettent de savoir à quelle cité elles appartiennent. De plus, elles ne peuvent pas être interchangées et être utilisées par l'autre cité car l’absorption des pouvoirs de l’ancien Désigné ne marcherait pas et la transmission ne pourrait pas avoir lieu. Les mains ne peuvent donc être utilisées, lors de la cérémonie de passation, que par leur Désigné attitré. Et la main que vous aviez en votre possession était bien celle des Témérites. Elle avait disparu depuis plusieurs lunes et nous étions tous en émoi. Nous avions des doutes quant à l'identité de l'usurpateur car seuls les Hommes de Véa connaissaient sa valeur, mais cela restait pour nous quand même assez invraisemblable. Déjà, parce qu'elle était sous haute protection et parce que nous sommes censés former, avec Véa, la Communauté de l'Essence. Nous n'avions pas imaginé qu'elle puisse nous trahir à ce point. Nous pensons que ces tensions remontent un peu avant l'accession de notre Désignée actuelle. Il est dit que deux milices s'affrontèrent pour une raison qui nous reste toujours obscure et qui résulta à la mort de plusieurs Témérites et d'Hommes de Véa. Or parmi ces derniers tués se trouvait un homme qui avait un frère jumeau... C'est ce jumeau qui devint le Désigné actuel de Véa. Ce dernier aurait été témoin de la mort de son frère par les témérites. Depuis ce temps, les tensions ont toujours été présentes, mais il n'y avait plus eu de confrontations directes entre nos deux groupes. La communication et les visites entre les deux partis ont finis par s’arrêter. Est-ce que le Désigné de Véa nous tient toujours rigueur de la mort de son frère ? Cela reste difficile à déterminer car nous ne connaissons pas le fin mot de l'histoire, surtout que les seules personnes encore de ce monde qui pourraient nous raconter les faits sont les deux Désignés eux-mêmes. Mais ce qui est sûr, c’est que les relations se sont détériorées entre nous jusqu’à se transformer en défiance et en hostilités.
Atenis absorba les nouveaux éléments. Elle ne savait pas si les motivations des hommes de Véa étaient la vengeance mais, pour tout avouer, cela ne l'intéressait guère. Elle savait le plus gros de l'histoire et devait maintenant se concentrer sur les questions pratiques. À savoir comment s’en aller de cet endroit sans trop de risque. Elle s'occupait à échafauder des scénarios lorsqu'elle entendit la réponse d'Ejas à une question de Tulia.
- Dans cinq lunes exactement aura lieu la nouvelle transmission, car cela fera mille printemps que la Désignée actuelle règne sur la cité des Témérites...
Atenis se raidit. La transmission était toute proche mais ces gens n'avaient toujours pas récupéré leur main ?? Et comme par hasard elles atterrissaient au milieu de ces troubles, à quelques lunes d'un autre grand trouble ? Tch. Qui souhaitaient s'enrôler dans leur misère ??
Tulia devina les pensées d'Atenis lorsque cette dernière secoua la tête en levant les yeux au ciel. Et cette fois-ci, elle était bien d'accord avec son idée, à savoir sauter du navire pendant qu'il en était encore temps. Bien que s’étant décidée, Tulia prit néanmoins le temps de s'enquérir sur le sort de la cité :
- Et si vous ne trouvez pas la main à temps, que vous arrivera-t-il ?
Pour la première fois, les jeunes femmes constatèrent un changement d'attitude chez le messager. Cette question semblait l'avoir fait vieillir et fait perdre de sa superbe. La possible défaite de la cité des Témérites était tellement inconcevable pour lui. Il était né dans cette cité qu'il mettait sur un piédestal et la perspective d'une catastrophe imminente frappant sa Communauté le vidait de son énergie.
- Eh bien, là est tout le problème... Commença-t-il en baissant les yeux. Les pouvoirs ne seront pas transmis et l'ancienne Désignée mourra avec, nous n'aurons plus aucun espoir de les récupérer.
- Et qu'arrivera-t-il ? Insista Tulia, inquiète malgré elle.
Ejas mit un certain temps avant de répondre d'une voix faible :
- L'Essence a créé la communauté dans un but précis, nous avons donc des instructions à suivre scrupuleusement et les modalités de cette cérémonie en font partie... En leurs absences, nous ne sommes plus aptes à poursuivre la mission que l'on nous aura affectée, nous aurons échoué... Nos « honorables » pensent que nos membres pourront perdre une grande partie de leurs pouvoirs et l’énergie qui fait fonctionner toutes nos machines... Ce ne sont que des hypothèses, car rien de tel n'était jamais arrivé auparavant. En tous les cas, nous pensons cela aura des conséquences sur tous les témérites...
« Leurs pouvoirs » ? Quels pouvoirs ? Pensèrent les deux jeunes femmes interloquées. Qu'était-ce encore que cette histoire ? Lorsqu'il semblait qu'elles découvraient enfin la vérité, une nouvelle énigme surgissait de derrière le rideau et cela fit penser à Tulia à ce magicien qu'elle avait rencontré étant petite. Ce dernier l'avait impressionné pendant son voyage avec la troupe d'itinérants en faisant surgir tout un tas d'objet de son chapeau ou de sa tunique. Mais elle fut rapidement déçue en réalisant qu'il ne faisait que cacher les objets avant de les révéler aux spectateurs avec art. Tout était dans l'attention du public et la capacité de le tenir en haleine. Un art qu'elle maîtrisait parfaitement. Sans s'en apercevoir, elle affichait en ce moment le même air maussade et désillusionné de son enfance. Elle siffla entre ses dents à l'adresse du messager :
- Quels genres de pouvoirs ? Je pensais que seuls vos Désignés possédaient ce genre de capacité ? Leurs sujets possèdent aussi des pouvoirs ? Il semble que votre récit s'embourbe dans les détails, vous semblez créer des histoires au fur et à mesure que vous les racontez !
Ejas esquissa un sourire énigmatique pendant un instant avant de lui réponde d'un ton assuré :
- Ne me dites pas que vous n'avez pas remarqué que vous aviez des capacités hors du commun ?
Il avait répondu à Tulia mais ce fut Atenis qui ouvrit grand les yeux, bouche bée, en faisant un pas en arrière. Par Iksmat ! Comment étaient-ils au courant ?! Paniqua-t-elle intérieurement. Cela voulait-il dire qu'il y avait réellement un lien entre elles et cette cité ? Si, comme il le prétendait, la source de leurs capacités avait son origine chez les témérites, allaient-elles aussi partager le même sort et perdre leurs aptitudes ? C’était trop inimaginable, elles venaient juste d’apprendre l’existence de cette communauté et les voilà à subir une punition qui n’avait rien à voir avec elles ! Et d’ailleurs, qu’est-ce qui lui disait que ce messager racontait était véridique ? Ce n’étaient que des suppositions, il l’avait lui-même avoué. Atenis soupçonnait qu’Ejas souhaitait peut-être les impliquer dans une histoire qu’il savait ne pas être la leur et elle le jaugea du coin de l’œil avec une moue méfiante. Elle n’avait absolument pas confiance en ces gens et en leurs dires. Elle jeta un regard plein de sous-entendus à Tulia qui avait également été refroidie par la révélation. Cette dernière qui avait entrevu au départ, dans la cité, l’opportunité de commencer une nouvelle vie, déchantait au fur et à mesure du récit d’Ejas. Vraiment. Comme le magicien de son enfance… C'était trop beau pour être vrai ! Pensa-t-elle. Toutes les situations dans lesquelles elle était impliquée se finissaient toujours en problèmes ! Voilà quel était son destin ! Au moins, il y avait de la cohérence dans son chemin de vie !
- C'est ça le destin, chuchota-t-elle à Atenis, afin de ne pas être entendu par Ejas. Tu ne demandes rien mais il se charge de vérifier que tu restes sur ta lancée quel que soit ton choix. Comme un parasite qui te colle à la peau.
Tch. Souhaiter partager le même sort alors qu'elles ne connaissaient absolument rien de cette communauté, s'écœura Atenis intérieurement, quelle était cette fourberie ? Il paraissait évident qu'il s'agissait d'une entourloupe !
- Un jour. On fait ce qui était prévu, renchérit-elle à l’adresse de la jeune femme blonde.
Avant même de chercher à explorer plus en avant, elles avaient déjà eu leurs réponses. Qui se laisserait entraîner dans les troubles des autres ? La soi-disant passation s'effectuait dans cinq lunes, autrement dit, les problèmes étaient prévus dans cinq lunes ! Tulia ne croyait pas que d'ici là, dans une autre contrée et avec beaucoup de distance, elles allaient être fauchées avec cette communauté de malchanceux. Où était-elle encore tombée ??
Pendant ce temps, Atenis, qui affichait un sourire qui n'en n'était pas un, demanda à Ejas :
- Et qu'adviendra-t-il de Véa ?
- Si tout se passe correctement de leur côté, ce sont eux qui supporteront dorénavant entièrement le rôle de notre Communauté.
Le visage toujours plastifié dans le sourire, Atenis se tourna vers Tulia. « C'est chez les Hommes de Véa que nous aurions dû atterrir » sembla-t-elle convier mentalement, mais, au lieu de lui répondre dans la même correspondance discrète, Tulia resta interdite et perplexe sur le fait qu'elle arrivait de mieux en mieux à comprendre les mimiques de son acolyte. Elle inspira un moment et ferma les yeux pour tenter de réorganiser ses pensées. Une information, et pas des moindres, leur avait été communiquée : des pouvoirs. Ces gens pensaient détenir des pouvoirs mais quels en étaient la nature ? La conversation qu'elles avaient eue entre elles dans la forêt de Bourqua concernant leurs aptitudes lui paraissait confirmer que les dons qu'elles possédaient toutes personnellement étaient plus ou moins liés aux Témérites. Était-ce donc cela qu'ils qualifiaient de pouvoirs ? Fenhara et son affinité aux plantes, Atenis et ses intuitions, et elle-même et ses aptitudes physiques... Cela lui semblait... Absolument pas tiré par les cheveux ! Trop de coïncidences se révélaient dans cette aventure, quelles étaient les probabilités que trois femmes avec la même marque de naissance et avec des facultés sortant de l'ordinaire atterrissent ici ? Soudain, Tulia mit le doigt sur ce qui la dérangeait le plus dans toute cette histoire. Ce n'était pas qu'elles soient tombées sur une communauté de dérangés, mais qu'elles en fassent réellement partie ! Les mains sur sa figure, Tulia commençait à envisager cette hypothèse avec horreur, et, dans un instant de claire lucidité, elle s'adressa à Atenis :
- Au fait... Je crois me souvenir que Fenhara a perdu son père à ses cinq printemps... Moi-même, je me suis enfuie de mon village natal et me suis embarquée avec une troupe à mes cinq printemps... Par hasard...
Atenis écarquilla les yeux en comprenant où voulait en venir Tulia. Cette dernière souhaitait sincèrement qu'il ne s'agissait que d'une énième coïncidence, qu'elle était rentrée dans une spirale imaginaire et que son amie la contredirait évidemment sur son hypothèse, mais ce fut la douche froide lorsqu'elle entendit Atenis lui répondre :
- J'ai eu un grave accident à mes cinq printemps et j’ai failli être emportée par une sévère fièvre...
Bigre ! Chacune, à cet âge, avait expérimenté un événement assez important qui avait bouleversé d'une manière ou d'une autre leurs vies respectives. C’était une autre coïncidence qui venait s’ajouter à leur rencontre et cela faisait beaucoup trop pour ne pas accorder un minimum d’attention aux dires de ces témérites, pensa Tulia. Elle baissa les mains de son visage et fixa Atenis des yeux tandis que cette dernière portait les siens silencieusement sur le paysage qui défilait à l'extérieur. Les nuages caressaient l'habitacle du mooth mais n'empêchaient pas la vue sur le territoire verdoyant en contrebas. Des terrains agricoles et le scintillement de quelques toits rendaient le panorama paisible, presque réconfortant. Les légers battements des membres de l'animal ajoutaient un sentiment de liberté et d'insouciance, comme si les événements à venir n'étaient qu'illusion et imagination. Mais sa lente descente vers le sol rappela aux jeunes femmes la terrible vérité qui souhaitait s'agripper à leurs cœurs et les forcer à accepter une situation qu'elles tentaient de dénier en l’abordant avec humour et sarcasmes. Car oui, il était vrai qu'elles ne souhaitaient pas faire face à ces hypothèses, car les considérer sérieusement, c'était accepter une réalité qui remettrait en cause un univers dans lequel elles avaient grandi et où elles avaient une appartenance identitaire. Accepter cette réalité, c'était accepter le fait... De remettre en question leur existence entière et bouleverser tout ce qu’elles avaient pu connaître jusqu’à présent.
Et tandis que le mooth approchait le sol doucement dans une glissade impeccable, les jeunes femmes, elles, avaient l'impression que c'était toutes leurs vies qui allaient s'y écraser brutalement.15Please respect copyright.PENANAemU5nHq3s2