Ma main tremble alors que j'essaye d'entrer la clef dans la serrure. Il est environ vingt-deux heures et Gabriel m'accompagne chez Claude, à ma demande. Nous avons pris cette décision alors que Sara rentrait chez elle. Je voulais y retourner à tout prix, peut-être pour vérifier si tout est bien réel, si je n'ai rien imaginé, mais aussi pour retirer tout ce qui me relie encore à lui. Gabriel a essayé de me convaincre d'attendre un peu avant d'y aller, de trouver une excuse à donner à Claude pour justifier mon absence les prochaines semaines, mais j'étais sûr de moi. Néanmoins, devant cette porte, je ne me sens plus si assuré. J'ai choisi de ne pas répondre à mon hôte pour le moment et de me concentrer sur l'urgence imminente : trouver un moyen de ne plus le voir.8Please respect copyright.PENANAm7vToyx96i
Alors que j'arrive enfin à insérer la clef, je sens mon ami se tendre à côté de moi. Il pose une main sur mon épaule et j'abaisse la poignée. La maison est plongée dans le noir et l'atmosphère pesante me saisit immédiatement. Je retiens Gabriel lorsqu'il s'apprête à allumer la lumière.
— Je préfère en voir le moins possible, si ça ne te dérange pas.
Il retire sa main de l'interrupteur et revient près de moi. Je lui fais signe de me suivre et nous montons l'escalier, avançant à tâtons. Un frisson glacé me parcoure l'échine alors que je prends conscience de la proximité de la chambre de Claude. J'essaye d'ignorer les battements de mon cœur qui s'accélèrent et les sifflements qui gagnent mes oreilles en me concentrant sur l'objectif de ma visite. Comme s'il avait senti ma détresse soudaine, Gabriel glisse sa main dans la mienne, y appliquant une légère pression d'encouragement. J'inspire profondément et me remets à marcher vers la chambre où j'ai passé les pires insomnies de mon enfance. Je sais que je n'y trouverai que les livres que je lisais petit, mais je ressens le besoin urgent d'effacer toute trace encore présente dans la demeure, ramenant au gamin que j'étais.
— Couvre tes yeux, dis-je alors que je m'apprête à allumer la lumière.
Je cligne plusieurs fois des paupières, essayant de m'accommoder à la clarté soudaine de la pièce. Je me tourne vers mon ami, l'invitant à entrer dans la chambre. Il la balaie du regard et s'attarde quelques secondes sur le lit.
— Il venait me chercher ici tous les soirs, je murmure, comme si le fait de parler à voix basse pouvait me protéger. Je me cachais sous la couverture en tremblant, jusqu'à entendre la porte s'ouvrir.
Je passe une main dans mes cheveux, tirant légèrement sur mes boucles, puis la descends sur mon visage, frottant ma paume contre les poils piquants de ma barbe naissante.
— Tous les putains de soirs. Je restais là, à sa disposition, incapable de dormir, et il faisait ce qu'il voulait de moi, tous les putains de soirs que je passais chez lui.
Un rire nerveux et froid me secoue la poitrine. Gabriel s'approche de moi, me sondant de son regard perçant.
— Si c'est trop dur pour toi d'être ici, dis-moi juste ce qu'il faut prendre et attends-moi dans la voiture, je m'occupe de tout.
Le dévouement de mon ami me touche et, un instant, j'hésite à accepter sa proposition. Je finis cependant par secouer la tête négativement.
— J'ai besoin de le faire, je ne peux pas fuir ce qu'il s'est passé ici, c'est à moi de me réapproprier les lieux pour ne plus les subir.
Gabriel acquiesce sans rien dire et se penche vers son sac à dos pour l'ouvrir.
Je lui tends les quelques romans qui traînent sur les étagères.
— Il va nous falloir un autre sac, dis-je en ouvrant l'armoire. Tu veux bien récupérer un sac poubelle dans la cuisine s'il-te-plaît ?
Gabriel acquiesce, hésite un instant, puis sort de la pièce. Je sors les quelques vêtements d'enfant qui traînent encore dans cette vieille armoire et les plie sur le lit. Voyant que mon ami met du temps à revenir, je sors de la chambre pour aller l'aider. Mais lorsque je franchis la porte, mes sens sont immédiatement attirés par la pièce au bout du couloir. Tout mon corps semble happé à nouveau par la chambre de Claude. Mais l'émotion qui guide mes pas vers la porte est une colère sourde. Mes oreilles bourdonnent et je ne vois rien d'autre que le chemin qu'il me reste à parcourir avant de pousser la porte. Je me précipite immédiatement dans la salle de bain restée ouverte depuis ma dernière visite. Pris d'une rage folle, j'attrape le cendrier posé sur la table de nuit et le jette de toutes mes forces en direction du miroir. J'observe mon reflet se fragmenter puis voler en éclats dans un vacarme satisfaisant. J'entends Gabriel m'appeler au loin, mais je l'ignore. À l'aide du cendrier, je tente de fracasser le lavabo. Ce dernier résiste au début, mais finit par céder aux coups répétés et se fissure alors que des morceaux de faïence tombent sur le sol. Je m'attaque ensuite à la douche, brisant la porte vitrée. Le cendrier dans ma main semble soudainement énorme et lourd. Malgré tous les coups portés, il reste intact, et cela m'est insupportable. L'odeur de tabac me brûle les narines et me dégoûte. Je jette l'objet en pierre au sol, sans succès. Je le ramasse alors et répète le geste, encore et encore. Mais ce stupide cendrier continue de résister. Il ne se fissure même pas. Alors que mon bras commence à se fatiguer du geste répétitif et de la force que j'y mets, je sens la colère s'effacer pour laisser place à la détresse qui m'envahit. Une douleur intense se réveille dans ma poitrine. Je suis incapable de détruire ce dernier objet. Je fais sûrement peine à voir. J'ai de plus en plus de mal à reprendre mon souffle et me sens entrecoupé de sanglots que j'ai de plus en plus de difficulté à contenir. Une main se pose doucement sur mon bras. Je jette une nouvelle fois le cendrier au sol et me rends soudain compte du vacarme que cela produit. J'essaye de me pencher une énième fois pour le ramasser, mais la main sur mon bras exerce une légère pression.
— Matéo...
La voix de Gabriel finit de me sortir de ma transe. Je lève les yeux et regarde autour de moi. Je suis entouré de débris de miroir, de Plexiglas et de faïence. Des cendres sont éparpillées un peu partout. En sentant un liquide poisseux sur mes mains, je m'y attarde quelques secondes. Elles sont couvertes de coupures sanguinolentes. J'ai dû me blesser avec les éclats en ramassant le cendrier. Ce dernier est par terre, toujours intacte, trônant fièrement au milieu de la pièce, comme pour me narguer. Enfin, mon regard s'oriente vers celui qui me tient désormais par les deux épaules. Je retrouve les yeux gris de Gabriel qui finissent de me ramener à la réalité. Alors, ne sachant quoi dire, je m'effondre dans ses bras, le corps tremblant, parcouru de sanglots et de cris qui meurent dans ma poitrine.
Je mets bien dix minutes à me remettre de mes émotions. La pièce est plongée dans le noir. En me sortant de l'étreinte de mon ami, je constate que l'ampoule de la lampe a elle aussi été détruite dans mon accès de rage.
— Allez viens, je te ramène chez moi.
Je suis Gabriel silencieusement, m'agrippant à sa main. Alors que nous approchons de la porte, je le retiens.
— Attends, il y a une dernière chose que j'aimerais faire.
Sans attendre sa réponse, je retourne dans la chambre de Claude. En fouillant dans les tiroirs de son bureau, je finis par trouver une feuille et un feutre. Après avoir réfléchi une fraction de seconde, j'y inscris mon message.
Appelle la police et je leur dis tout8Please respect copyright.PENANAsG8kkCaE0D
On se revoit au tribunal
Je referme la porte de la salle de bain, cachant les dégâts et, à l'aide d'une punaise, y accroche mon mot. Je me dépêche de rejoindre Gabriel et sens le soulagement m'envahir lorsque je verrouille la maison derrière moi.
Je m’aperçois qu’il porte ma guitare en bandoulière. Je l’avais complètement oubliée. Cette réalisation me pince le cœur, je ne sais plus quoi chanter qui pourrait m’être cathartique en ce moment.
Gabriel me prend la main et nous engageons la route du retour. Il est bien plus tactile avec moi ces derniers jours, je ne sais qu’en penser. Cela me fait du bien, je crois, sa présence me rassure et, chaque fois qu’il me touche, j’ai envie de me blottir contre lui. Mais j’ai aussi peur de me lancer dans quelque chose avec lui si c’est pour retrouver ce que nous avions il y a quelques semaines.
— Tu veux faire quelque chose de particulier ce soir ? Ou tu veux qu’on reste tranquillement tous les deux ? me demande Gabriel en ouvrant la porte.
J’hésite un instant, ne sachant pas pourquoi il me pose cette question.
— Oh le Nouvel An ! dis-je en plaquant ma paume sur mon front. Je suis partant pour qu’on fête ça, il y a bien quelqu’un qui organise une soirée à laquelle on pourrait s’incruster.
Mon ami me regarde en se tordant les mains, l’air gêné.
— Alors oui, justement, commence-t-il, mais je ne sais pas si ça va te plaire.
— Crache le morceau, on verra bien.
— Sara m’a envoyé un message tout à l’heure, Andrea organise une soirée, nous sommes invités.
— Très bien, allons-y alors ! je réponds en tapant des mains.
Je regrette immédiatement mon geste, sentant mes coupures s’éveiller dans une sensation désagréable. Gabriel me dévisage un instant.
— T’es sûr de toi ? Personnellement, je veux juste passer un moment avec mes amis, avec toi, je ne le porte pas spécialement dans mon cœur votre Andrea.
— Je m’en fiche d’Andrea, je l’ignorerai toute la soirée. Je veux profiter de ce moment avec toi.
Je ponctue ma réponse d’un clin d’œil, en écho avec sa dernière confidence. Gabriel sourit.
— Très bien, préparons-nous alors ! 8Please respect copyright.PENANA7GusdcM723