Je suis allongé sur le côté, roulé en boule sur le sol de la salle de bain. Les images des souvenirs douloureux qui refont soudainement surface s'enchaînent derrière mes paupières fermées. Mon corps entier me fait souffrir, comme s'il se consumait lentement et douloureusement. Je suis incapable de bouger, mes muscles sont tétanisés, comme dans mes souvenirs. Je sens mes doigts se resserrer autour de mes genoux, me concentrant sur la sensation de mes ongles qui s'enfoncent dans le tissu de mon pantalon. Je sens des larmes me brûler les yeux et les joues, avant de rouler au bord de mon visage pour tomber sur le sol carrelé. Tout semble irréel, je m'observe désormais d'un point de vue externe, comme si mon esprit avait quitté mon corps meurtri. Une plainte, qui devait d’abord être un cri, s’échappe de ma gorge.
"Ça y est, je suis en train de mourir", je pense.
Je reste ce qui me semble durer plusieurs heures, couché dans la salle de bain, incapable de bouger, le corps secoué de tremblements et de sanglots. De là où je me trouve, je perçois la chambre s'assombrir progressivement à travers l'encadrement de la porte. Après ce qui paraît être une éternité, je parviens à me redresser. Chaque mouvement envoie des palpitations douloureuses dans mes tempes. Je grimace en essayant de me lever. Mes muscles sont courbaturés et mes articulations rouillées. Non sans difficultés, je parviens à descendre l'escalier pour sortir de la maison. Le porche franchi, je me laisse glisser contre le mur. Le vent froid vient mordre mon visage et mes bras nus. Je prends une profonde inspiration qui me brûle les bronches. Tout mon corps semble à l'agonie et meurtri, comme si les souvenirs avaient réveillé des douleurs fantômes, enfouies depuis des années.
Le froid devient bientôt insupportable alors que la nuit finit d'engloutir la ville. Je suis conscient que je ne pourrai pas rester encore longtemps dehors. Mais chaque fois que j'essaye de me lever, ma vision se brouille. Incapable d'aller plus loin que le porche de la maison, je me résous à sortir mon téléphone de ma poche. J'ignore qui appeler. J'aurais aimé joindre ma tante, mais je ne sais plus en qui avoir confiance en ce qui concerne ma famille. Il est inenvisageable pour moi que personne ne se soit rendu compte de ce que Claude me faisait subir.
En parcourant mes contacts, je m'arrête un instant devant le numéro de Noée. Je sais qu'elle a vécu des événements difficiles, similaires en quelque sorte à ce qui me revient en mémoire depuis plusieurs heures. Elle saurait sûrement comment m'aider et me dire quoi faire. Néanmoins, après trois tentatives, je me résigne à essayer d'appeler quelqu'un d'autre. Depuis toujours, j'ai des difficultés à demander de l'aide. J'accorde difficilement ma confiance et me méfie rapidement des personnes qui essayent de se rapprocher de moi. Mais désormais, tout commence progressivement à faire sens et mon manque de foi envers les adultes, notamment, me paraît soudainement plus logique et justifié.
En continuant mes recherches dans mon téléphone, je tombe sur le numéro que je n'ai jamais eu le courage de supprimer. Les mains tremblantes, je lance l'appel, ne sachant pas si j'espère recevoir une réponse ou non. Alors que je pense que ma tentative est en train d'échouer, j'entends une voix qui me provoque une onde de chaleur apaisante dans la poitrine.
– Matéo ? fait la voix, en parlant tout bas.
Surpris, je tente de répondre. Ma mâchoire est raide et je dois m'y reprendre à deux reprises pour ouvrir la bouche sans grimacer.
– G...Gabriel, je parviens à énoncer d'une voix rauque.
Mes cordes vocales sont douloureuses et ma voix brisée, comme si j'avais hurlé jusqu'à la perdre. Je me racle la gorge, espérant pouvoir être plus audible.
– Je crois... Je crois que j'ai besoin d'aide Gabriel, dis-je dans un murmure.
Je ne réussis pas à retenir les sanglots qui soulèvent sa poitrine. J'articule quelque chose qui ressemble à "viens me chercher, s'il-te-plaît" et envoie l'adresse de la maison par message. L'attente me paraît interminable. Je tremble, entre sanglots et grelottements. Mes dents grincent les unes contre les autres et ma mâchoire est figée. Je suis certain de donner peine à voir, mais mon état empêche tout effort de paraître ne serait-ce qu'un peu mieux. Après ce qui semble être une éternité, j'aperçois enfin une ombre familière à travers mes larmes qui me brouillent la vue. Elle se fait plus distincte en se rapprochant de moi et je laisse échapper un soupir lorsque mes yeux croisent ceux de Gabriel qui s'accroupit devant moi. Ce dernier n'essaye pas de savoir ce qu'il s'est passé, voyant la détresse dans mon regard. Il me donne son manteau et, après m'avoir demandé où se trouvent mes affaires, il se rend dans la maison pour récupérer le sac de voyage. Je me blottis dans le manteau chaud qui entoure mon corps. En prenant une grande inspiration, l'odeur familière de lavande me chatouille les narines, diffusant une onde relaxante dans mon torse.
Lorsque Gabriel ressort de la maison, mon blouson à la main, je réussis enfin à rassembler suffisamment de forces pour me relever de moi-même. Je lui rends sa veste à contre-coeur et enfile la mienne. Nous passons la totalité du trajet plongés dans un silence hésitant. Dans le bus, je resserre ma veste autour de moi, m'agrippant aux manches, jouant machinalement avec la fermeture dans un rythme régulier. Je me concentre sur la sensation de griffure procurée par les dents métalliques qui rappent le bout de mon doigt. À côté de moi, Gabriel me lance des coups d'œil inquiets. Sa main, posée sur son genou, frôle ma cuisse. Ne sachant sûrement pas comment agir, Gabriel profite de ce léger contact pour effleurer du petit doigt ma jambe d'un geste se voulant apaisant.
En sortant du bus, je suis incapable d'évaluer le temps que le trajet a pris. Depuis l'arrivée de Gabriel, je reste silencieux et me sens évoluer dans une bulle brumeuse me séparant de mon environnement. Les choses qui m'entourent me paraissent étranges et éloignées, je ne ressens qu'à peine la présence de mon ami. Il me semble que cette bulle me rend étanche à toute perturbation, à tout ressenti. Vide. Je me sens vidé de toute émotion, mon esprit vagabondant quelque part au-dessus de moi. Arrivé à destination, je suis machinalement Gabriel en entrant dans la maison. Cette dernière est plongée dans le noir, dénuée de toute sorte de vie.
– Mes parents sont partis dans l'après-midi pour raccompagner mes grands-parents chez eux, explique Gabriel en allumant la lumière de l'entrée. Ils reviendront demain, dans la journée.
J'acquiesce légèrement. La phrase de mon ami résonne dans mon esprit, tel un écho, en suspension, comme si j'avais besoin de mâcher mentalement les mots pour les comprendre. Nous nous rendons dans la chambre de Gabriel. Au moment où celui-ci s'apprête à allumer la lumière, je lui retiens la main et prends la parole pour la première fois depuis notre échange téléphonique.
– Je n'ai pas d'autre choix que de te raconter ce qu'il s'est passé aujourd'hui, dis-je d'une voix enrouée. Alors, j'aimerais faire ça dans le noir, si ça ne te dérange pas. Je crois que je préfère que tu ne me voies pas.
Gabriel hoche la tête et s'assied sur le lit. J'hésite quelques secondes avant de m'installer à l'opposé de son ami. J'appuie mon dos et l'arrière de mon crâne contre le mur et rassemble mes genoux contre mon torse. Une longue minute silencieuse s'écoule durant laquelle nous semblons tous les deux retenir notre souffle. Même si la pièce est plongée dans le noir, je ferme les yeux en prenant une grande inspiration. Les mots trébuchent, au début, sur mes lèvres gercées. Je sens ma mâchoire contractée essayer de se détendre pour suivre le flux des paroles qui s'accumulent dans ma gorge. Les yeux fermés, je laisse le récit se construire, peu à peu. Je commence par ce qui me paraît le moins compliqué, expliquant l'évolution des cauchemars qui me hantent depuis des mois. Je me tais lorsque mon récit arrive aux événements du jour. Ces derniers sont trop récents pour que je trouve un moyen de les formuler. J'essaye tant bien que mal de construire des phrases, mentalement, mais me trouve incapable de mettre en mots ce qui fait si difficilement sens dans mon esprit.
— Tu te souviens du jour où je t'ai dit que je pensais que quelque chose de très grave m'était arrivé dans mon enfance ? je me lance. Aujourd'hui, chez...chez C...Claude, j'ai eu la confirmation de ce qui m'est arrivé. Je crois. Enfin non, j'en suis sûr, mais c'est difficile pour moi, de comprendre et d'expliquer. Je...je ne pense pas être capable de retourner là-bas… pour le moment et peut-être pour toujours. Parce que ce qu'il m'a fait... Pendant toutes ces années... Tu comprends ?
Un long silence suit ma prise de parole. J'ai essayé d'être le plus clair possible dans le brouillard que forment mes pensées mêlées aux souvenirs. Dans le noir, j'entendrais presque Gabriel réfléchir, établir les connexions entre les différents éléments de mon discours.
— Je crois que je comprends, dit-il après quelques minutes de réflexion. Matéo... Je ne sais pas quoi te dire. Ce que tu viens de me raconter, c'est tout bonnement horrible, je ne peux pas deviner à quel point tu dois souffrir. Je veux être là pour toi, pour t'aider, peu importe ce que tu veux faire. Tu peux rester ici aussi longtemps que tu le souhaites, il ne faut pas que tu retournes chez...chez...
Gabriel cesse de parler, essayant d'étouffer les larmes qui menacent de sortir et qui nouent sa gorge. À tâtons, il réussit à me rejoindre, s'asseyant à côté de moi, le dos contre le mur. Dans le silence, je crois entendre un sanglot, faible, mais qui me fend le cœur.
— Comment tu te sens, maintenant ? reprend Gabriel. Est-ce que tu as besoin que je fasse quelque chose pour toi ?
Je renifle légèrement et resserre mes bras autour de mes jambes pour poser mon front sur mes genoux.
— J'ai l'impression d'être complètement vide, je réponds. C'est comme si j'avais tout laissé là-bas, laissé tout le positif de ma vie. J'ai peur de ce que je viens de découvrir, et j'ai peur du reste qui m'attend. Je n'ai aucune idée de ce que je vais pouvoir faire pour surmonter tout ça, je suis complètement perdu et j'ai mal, tout mon corps me fait si mal, je n'arrive plus à respirer sans que ma poitrine se serre, j'ai l'impression que chaque mouvement est une épreuve et que je ne vais plus jamais aller bien, je...je...je ne peux plus respirer !
J'essaye de prendre de grandes inspirations, mais celles-ci meurent dans ma poitrine. L'air semble être devenu si chaud qu'il brûle ma gorge et mes poumons. Mes oreilles sifflent et des tâches dansent devant mes yeux. Je sens à peine les mains de mon ami qui serrent les miennes. Je tente de me concentrer sur cette légère sensation et sur la voix de Gabriel que j'entends vaguement derrière les sifflements stridents. Je ne comprends pas ce qu’il dit mais, au fur et à mesure que j'essaye de n'entendre plus que sa voix, la douleur dans ma poitrine diminue. Lorsqu'elle est complètement partie, je prends une grande inspiration, à pleins poumons. Alors que l'air regagne mon corps progressivement, je reprends un rythme de respiration régulier. Mon regard s'accroche à ce que je perçois dans le noir des yeux gris de Gabriel et je suis submergé d'un sentiment de sécurité. Je me laisse alors aller complètement, mon corps secoué de sanglots contre le torse de mon ami qui me serre contre lui, contenant toute ma souffrance.
À ma demande, Gabriel allume la télévision et lance une sitcom. Il s'installe ensuite à côté de moi, sur le canapé, après m'avoir tendu une couverture. J'espère que la série sera suffisamment légère pour que mon esprit s'y accroche et pour empêcher les pensées parasites et douloureuses de me tourmenter. Je remarque régulièrement du coin de l'œil les regards inquiets que me lance mon ami. Ce dernier ne semble pas savoir comment agir. Il a sûrement peur de se tenir trop près de moi, de me toucher, au risque de m'angoisser et de me renvoyer à mes souvenirs effractants. A vrai dire, il a déjà eu une représentation de ce que son toucher peut provoquer les quelques fois où nous avons été intimement proches et ne souhaite probablement pas renouveler la réaction dont il a déjà été témoin. Mais il sent également que je suis fragile, en proie à un combat constant entre mes cauchemars, les souvenirs et la réalité actuelle, et que j'ai besoin d'être soutenu et contenu. Gabriel choisit alors de se fier à son instinct, il se montre disponible pour moi pour ne pas briser la confiance qui s'est établie entre nous.
Quelques épisodes de série plus tard, je succombe enfin à la fatigue. Je me suis efforcé de lutter, de peur de ce qui m'attend dans mes rêves, mais mon corps et mon esprit sont épuisés, et je finis par céder. Au bout de quelques minutes peut-être, je me réveille, sentant un mouvement. En voyant Gabriel se rouler en boule sur ce qui reste d'espace libre sur le canapé, je me redresse pour prendre sa main et l'attirer contre moi. Je m'allonge entre le dossier et mon ami et me rendors, le visage enfoui dans le torse de ce dernier, me sentant enfin en sécurité.
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