« Merci encore pour votre écoute ! À bientôt pour une prochaine cover, ciao ! »
Je me penche en avant pour couper la caméra et laisse mes doigts courir sur le manche de ma guitare. Après un long soupir, je dépose l'instrument dans le coin de ma chambre et jette un regard las sur le bazar qui m’entoure. Cela fait maintenant un an que je me suis installé chez ma tante, Lucía mais je n'ai jamais trouvé la motivation de ranger l’entièreté de mes affaires. En déposant ma caméra sur l'étagère, mes yeux s'attardent sur les photos disposées en vrac. Je m'observe sourire auprès de mes anciens amis avec un goût amer. Il y a un an, je parcourais la France en autocar pour emménager dans cette maison qui, bien que je la connaisse depuis l’enfance, me semble aujourd'hui si étrangère, comme si je n’y étais plus à ma place. Je ne me suis jamais entendu avec mes parents. Ils ont toujours projeté en moi l'aigreur de leurs échecs personnels en me rappelant quotidiennement que je n'aurais pas dû naître. Alors, quand j'ai appris que je redoublerais mon année de première, j'ai contacté ma tante pour venir vivre chez elle, quittant le Grand Est pour le Sud. Sœur aînée de mon père, Lucía a toujours été accueillante avec moi. Elle est consciente des difficultés du foyer familial et a su se montrer tendre quand j'en ai eu besoin. Ma tante vit seule dans cette petite maison en bordure de ville dans laquelle j'ai passé chacune de mes vacances. Enfant, j’adorais m’y rendre et y passer mes vacances. Aujourd’hui, bien que cela fasse un an que j’y vis, je n’arrive pas à retrouver ce sentiment d’appartenance, et quelque chose me dit que je ne suis pas au bout de mes peines. À mon arrivée chez ma tante, je me suis inscrit au lycée du coin, prêt à recommencer ma vie à zéro, sans connaître l’enfer auquel je serais confronté.
Aujourd'hui, je m'apprête à entamer ma dernière année de lycée. Je n'ai presque pas vu mes amies de tout l'été, préférant rester enfermé dans ma chambre avec ma guitare. Les fois où je daignais sortir, c'était pour m'installer dans le jardin, plonger dans la piscine ou me rendre à mes leçons de conduite. Lucía s'est absentée une grande partie des vacances, me laissant la maison et m'encourageant presque à y organiser des fêtes. Mais je n'ai malheureusement pas eu le cœur à cela. Les rares fois où mes amies sont venues, nous avons profité de la piscine et bu des cocktails jusqu'à s'endormir sur le canapé. Ma tante s’est beaucoup inquiétée pour moi, sans trop savoir ce qu’il se passait réellement. Si elle en percevait parfois des indices sur mon corps ou dans mon comportement, elle n’en disait rien, respectant mon silence, mais me toisant d’un regard inquiet m’invitant à me confier.
Les rentrées scolaires n'ont jamais vraiment été mon fort. Chaque année, j'ai vu mes camarades de classe se mettre sur leur trente et un, cherchant à mettre en avant tout avantage physique gagné pendant l'été. Et chaque année j'ai pu observer la construction progressive des comportements prédateurs et animaliers des adolescents esclaves de leurs hormones. Ne vous méprenez pas, je ne suis pas de ces aigris qui crachent sur tout comportement séducteur ou sur les couples jeunes et fougueux, je pense même qu'au fond de moi se cache un grand romantique. Mais je trouve qu'il y a quelque chose dans ce besoin d'accouplement qui me dérange viscéralement. Bon, je suis peut-être un peu aigri et frustré, mais je peux m’en plaindre, je fais partie de ce groupe social, finalement.
La chaleur est particulièrement écrasante pour un mois de septembre. Vêtu d'un pantalon en toile et d'une chemise, je ramasse mon sac et me rends à l'arrêt de bus. Avant de sortir de la maison, j'aperçois ma tante faire une moue réprobatrice en constatant que je n'ai toujours pas été chez le coiffeur, comme elle me le suggère depuis deux mois. Mes boucles noires tombent sur mon front, contrastant avec l'ambré de mes yeux. Je n'ai pas toujours été adepte des cheveux longs, mais en les ajustant je ne peux m'empêcher d'imaginer les doigts d'Andrea les parcourant.
Ma première année dans ce lycée a été assez agitée. À la rentrée, j'ai été accueilli presque immédiatement par Noée, qui m'avait reconnu car elle suivait mes vidéos musicales. C'était la première fois que je rencontrais quelqu'un qui suivait mon activité sur internet. D'habitude, j'essaye plutôt de m'en cacher, et je ne suis pas particulièrement connu non plus. Mais en tant que fan de musique, Noée est tombée un jour par hasard sur une de mes reprises à la guitare et suit depuis mes publications irrégulières. J'ai donc rejoint le trio composé de Noée, Sara et Andrea. Nous nous sommes rapprochés, devenant rapidement inséparables. J'appréciais les moments que je partageais avec mes amis et chérissais les quelques fois où je me retrouvais seul avec Andrea. Nous avions pour point commun l'amour de la musique et la créativité. Certains après-midi, je me rendais chez lui pour l'écouter jouer du piano et de la flûte traversière. De temps en temps, je venais avec ma guitare et chantais pour accompagner les compositions de mon ami. J’aimais voir l’étincelle dans ses yeux chaque fois qu’une vague de créativité l’envahissait. Petit à petit, j’ai pris conscience que, ce regard, il me le réservait, à moi et à personne d’autre. Un jour, lors de la pause du midi, alors que j'étais sorti fumer une cigarette devant le lycée, Andrea s'est joint à moi et, après quelques minutes de discussion, il m'a embrassé. J'ai toujours été conscient de mon homosexualité et n'ai pas eu de problème à l'accepter. Je ne m'en cache pas non plus, bien que j'évite tout de même de le crier sur tous les toits. Andrea, en revanche, semblait se découvrir et était connu pour son succès auprès de la gent féminine. Si bien qu'après le baiser, il ne s'est pas montré aux cours de l'après-midi, ni les jours qui ont suivi. Il ne répondait pas aux appels et ne donnait plus aucune nouvelle. Une semaine plus tard, je me suis rendu chez lui pour m'assurer que tout allait bien, mais je me suis trouvé face à une maison vide. Andrea s'était volatilisé, ses parents et son chat avec lui. Les mois qui suivirent furent infernaux pour moi. Le baiser n'était pas passé inaperçu et avait entrainé une vague de harcèlement homophobe à mon encontre. Je me suis enfermé dans la musique, passant moins de temps avec mes amies de peur qu'elles subissent la haine dont j'étais victime.
C'est donc avec une forte appréhension que je franchis la porte du lycée pour commencer cette nouvelle année. Je croise plusieurs regards braqués sur moi mais n'essuie pour le moment aucun commentaire déplacé. Peut-être que les autres ont fini par se lasser. J'aperçois au loin la chevelure rouge de Noée aux côtés de Sara. Les deux jeunes filles se retournent en souriant lorsqu'elles me voient approcher.
– Qu'est-ce que t'as bronzé Matéo ! s'écrie Sara. T'es parti à la mer sans nous prévenir, avoue-le.
Je souris en haussant les épaules. Lorsque je demande à mes amies comment se sont déroulées les dernières semaines de vacances, Noée se lance dans un long récit, narrant sa rencontre avec un bel italien lors de son bénévolat associatif en Sicile en compagnie de sa sœur aînée. Après nous avoir montré les photos de son séjour, elle prend un air plus grave.
– Quelqu'un a eu des nouvelles d'Andrea ?
Sara secoue négativement la tête, les lèvres pincées. Je perçois un peu d'espoir dans leur regard lorsqu'elles se tournent vers moi, mais suis contraint de les décevoir en murmurant un "non" attristé. Lorsque nous nous dirigeons vers les fiches indiquant la composition des classes, je sens monter une bouffée d’angoisse. Noée et Sara contiennent leur joie en constatant qu'elles sont ensemble, mais que mon nom ne figure pas sur leur liste. C'est avec un regard désolé qu'elles s'éloignent lorsque la cloche annonçant le début des cours sonne. Je me dirige vers la salle de classe, rejoignant mes nouveaux camarades en traînant les pieds. Sans surprise, j'entends quelques ricanements et murmures en entrant dans la pièce, et personne ne vient s'installer près de moi, ce qui n'est pas pour me déplaire. Du coin de l'œil, je remarque un visage qui m'est inconnu. Visiblement, le lycée accueille un nouvel élève. Ce dernier est rapidement accaparé par les deux personnes qui ont mené la vague de harcèlement l'an dernier. Je finis par détourner le regard, me concentrant sur le professeur qui s'installe au bureau et s’apprête sûrement à nous bassiner avec le baccalauréat pour s’assurer que nous l’aurons tous à la fin de l’année et qu’il n’aura pas à voir nos têtes plus longtemps.
Deux heures plus tard, je sors du lycée accompagné de mes amies, le sac surchargé de livres de cours. La réunion de pré-rentrée n'a pas été bien longue, les professeurs ont brièvement présenté l'organisation de l'année et distribué les livres et emplois du temps. Comme je m’y attendais, nous avons tous eu droit au discours angoissant sur les examens de fin d’année et l’importance d’un travail rigoureux et assidu afin de s’assurer une place dans les études supérieures. En écoutant parler mes amies, je ne peux m'empêcher d'être envieux. Non seulement elles sont ensemble, mais elles se trouvent également dans la seule classe littéraire du lycée. Les demandes pour cette filière ont été plus importantes l'an dernier et le proviseur a choisi de glisser dix élèves de spécialité littéraire dans une classe d'orientation économique et sociale. C'est dans cette classe mixte que je me trouve. Lorsque Sara me demande si j'ai reçu des remarques déplacées dans la matinée, je leur fais part de mon désespoir quand je me suis aperçu que mes deux principaux harceleurs se trouvaient dans la même pièce que moi.
– Je ne comprends pas pourquoi on nous a mis ensemble, je râle. Les profs ont été témoins de tout, je pensais qu'ils auraient la présence d'esprit de ne pas nous mettre dans la même classe.
– Si tu veux mon avis, me répond Noée, c'est encore un de leurs plans débiles pour essayer de vous réconcilier.
L'an passé, la conseillère principale avait mis en place une mission "anti-harcèlement". L'idée n'était pas mauvaise, mais la plupart des ambassadeurs qui avaient rejoint le projet se trouvaient du côté des harceleurs. Les enseignants avaient même suggéré des sortes de rencontres médiatisées entre harceleur et harcelé pour établir une communication entre les deux et résoudre les conflits. Mais cela n'avait fait qu'attiser le feu.
– En tout cas, si jamais ils recommencent, ne t'isole pas cette fois-ci, ajoute Sara. On veut pouvoir t'aider.
Je souris en hochant la tête. Je n'affronterai plus tout cela seul. Nous nous accordons pour passer le reste de la journée chez moi, au bord de la piscine. L'année passée, notre repère avait été la maison d'Andrea. Ses parents étaient très souvent absents et il n'aimait pas être seul. Mais maintenant qu'il n'est plus là, la maison de ma tante semble être un bon remplacement.
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