Je passe sans doute une des pires nuits depuis que les cauchemars quotidiens ont commencé. Je me revois dans la baignoire chez Sara, incapable de bouger, subissant le baiser écrasant d'Andrea. Mais une odeur que je n'ai pas sentie lors de l'événement s'ajoute à mon cauchemar. Je sens ce mélange de tabac froid et d'après-rasage premier prix qui me paraît si familier. Ces odeurs, je les sens habituellement lorsque je me vois, enfant, dans la salle de bain de mes cauchemars. Tout semble se confondre désormais. Mais, alors que je pensais que les choses ne pouvaient être pires, je me rends compte que le baiser forcé d'Andrea a réveillé en moi quelque chose de nouveau. Les sentiments de honte et d'être souillé qui m'envahissent lorsque je repense à la scène semblent avoir débloqué un souvenir lointain. Je me vois sous la douche, me frottant frénétiquement à l'aide d'une éponge de bain jusqu'à ce que ma peau rougisse, et me lavant la bouche au savon, comme si j'essayais de me débarrasser de quelque chose qui se serait incrusté en moi.
Je passe l'entièreté de la semaine dans une brume épaisse mélangeant souvenirs et réflexions. Je n'essaye plus d'ignorer les cauchemars. M'apercevant qu'ils ne me quitteront pas de sitôt, je me suis résolu à enfin trouver l'origine de mes tourments. Je me concentre sur chaque image qui me revient, m'efforçant de noter chaque détail qui aurait le potentiel de me rappeler quelque chose. Un soir, alors que je me lave, je me surprends à reproduire inconsciemment les gestes frénétiques que je me suis vu faire dans le souvenir de la douche.
Je prends aussi soin d'éviter de penser aux événements qui se sont déroulés chez Sara. J'évite chaque message, appel ou regard d'Andrea, me sentant incapable de le confronter. D'un côté, je veux m'intéresser à ce qu'Andrea a vécu ces derniers mois ; de l'autre, je rêve de lui refaire le portrait. La personne que j'apprécie observer du coin de l'œil est Gabriel. Ce dernier a visiblement passé un coup de tondeuse dans ses cheveux clairs, mettant ses yeux gris en valeur. Si je retiens une chose de la soirée chez Sara, c'est le fait qu’il s'est occupé de moi. Il ne s'est pas éternisé, mais j'ai pu profiter, l'espace d'un instant, de la chaleur des bras qui me plaisent tant.
Les vacances de Noël approchent à grands pas et je me prépare à le fêter seul. Mis à part Lucía, je ne suis pas proche du reste de ma famille. Mes grands-parents sont décédés et je ne vois jamais le reste de ma famille paternelle qui vit au Mexique. Quant à ma famille maternelle, je n'ai jamais rencontré la sœur de ma mère, avec laquelle cette dernière est en conflit depuis des années. Les repas de Noël se déroulent alors comme tous les autres repas familiaux. Je me retrouve généralement avec mes parents qui ne perdent pas une occasion de pointer ce qui ne va pas chez moi, selon eux, auprès de leurs amis parmi lesquels figure Claude. J'ai donc déclaré auprès de ma tante qu'à ma majorité, je ne m'infligerais plus ces dîners.
Lucía, de son côté, a trouvé un petit appartement dans lequel elle pense emménager à la fin du mois. Elle a proposé de me prendre avec elle, mais j'ai refusé, même si j'aurais préféré continuer à vivre avec ma tante. L'appartement est petit, agencé pour une personne, et je sais que je finirais par être un poids pour Lucía. Je me suis plus ou moins fait à l'idée de vivre chez Claude. Au cours d'une conversation avec ma tante, j'ai appris que l'homme que je déteste tant ne passe en réalité que très peu de temps dans la maison où il compte m'accueillir. Il n’y passerait plus que les week-ends maintenant qu’il a trouvé un travail dans une autre ville. Je me laisse alors jusqu'au baccalauréat pour trouver un emploi et un studio.
Le vendredi qui précède les vacances, j'aide Lucía à nettoyer la maison et à mettre ses affaires dans des cartons. Je me revois, plus d'un an auparavant, ranger toutes mes affaires avec entrain, impatient de commencer une nouvelle vie loin de mes parents. Jamais je n'aurais imaginé que je me retrouverais si tôt à préparer un nouveau déménagement. Celui-ci a un goût plus amer. Je sens que ma tante range dans les cartons tous les souvenirs qu'elle a pu construire dans cette maison. Je vois l'émotion gagner Lucía chaque fois qu'elle scelle une boîte avec du ruban adhésif.
Aux alentours de vingt-deux heures, nous nous affalons dans le canapé après avoir fermé le dernier carton. J'ai conservé dans une valise les affaires que j'utiliserai jusqu'à mon emménagement chez Claude, et mis le reste dans un grand sac de voyage. Nous avons convenu que je quitterai définitivement la maison de ma tante le vingt-cinq décembre. Cela me permettrait de m'installer une semaine avant que mon hôte ne vienne pour le nouvel an.
— T'es sûr et certain de ne pas vouloir venir avec moi pour Noël ? demande Lucía en se levant pour aller préparer du thé.
— Je ne veux vraiment pas revoir mes parents, surtout depuis notre dernier échange. Et je doute qu'ils souhaitent que je vienne.
Lucía revient quelques minutes plus tard avec deux tasses fumantes.
— Je suis désolée que les choses se passent ainsi, cariño.
J'enroule mon bras autour des épaules de ma tante.
— Nos soirées cinéma vont me manquer, lui dis-je.
— On s'en fait une dernière avant d'emballer la télé ?
En guise de réponse, je me saisis de la télécommande en souriant. Je tache de ne pas penser au lendemain, jour où j'aiderai ma tante à transporter les cartons vers son nouvel appartement avant qu'elle ne parte rejoindre sa famille pour les fêtes. Je me sens éternellement reconnaissant de l'accueil qu'elle m'a réservé et si je n'ai pas particulièrement lutté contre l'idée d'aller vivre chez Claude, c'est en partie parce que je ne voulais pas lui causer de soucis.
Alors que le générique du deuxième film défile sur l'écran de la télévision, je me lève pour couvrir ma tante qui s'est endormie. Je la regarde quelques minutes, réalisant à quel point elle ressemble physiquement à mon père. J'ignore ce qu'il s'est passé dans leur enfance pour qu'ils deviennent si différents. Lucía est calme, aimante et tolérante. Mon père est froid et violent, physiquement et verbalement.
J'ai grandi en pensant que je suis une atrocité. Mon père n'a jamais accepté l'excentricité dont j'ai fait preuve, enfant. Jusqu'à mes six ans, je m'amusais à créer de faux concerts dans ma chambre. Je m'habillais alors avec des vêtements colorés que j'empruntais à ma mère lorsqu'elle ne me surveillait pas. Je me servais aussi dans son maquillage. Je savais que mes parents n'apprécieraient pas de me voir jouer ainsi, alors j'attendais toujours que ma mère soit dehors et que mon père fasse la sieste pour tout mettre en scène. Mais, un jour, ce dernier s'est réveillé plus tôt qu'à son habitude et a fait irruption dans ma chambre. Je ne me souviens pas totalement de sa réaction. Mais j'en ai gardé une cicatrice au-dessus du sourcil. Depuis ce jour, je n'ai plus touché à la garde robe de ma mère et me contentais d'écouter la musique à la radio en m'imaginant performer aux côtés de mes idoles.
Au fil des ans, j'ai appris à me faire discret pour éviter les gifles de mon père. Néanmoins, je n'ai jamais réussi à échapper aux commentaires humiliants et rabaissants que mes parents m'assénaient à chaque repas. J'ai petit à petit associé l'alimentation aux violences, si bien que chaque fois que je ressens des émotions négatives, mon estomac se scelle pendant plusieurs jours.
Je garde peu de souvenirs de mon enfance et n'ai jamais cherché à changer cela. Mais désormais, alors que mon quotidien semble être un constant rappel d'un souvenir que j'ai visiblement refoulé, je ne souhaite plus qu'une chose : comprendre ce qui a pu être si horrible pour que mon cerveau essaye de l'éradiquer de ma mémoire.
Après avoir embrassé ma tante en lui souhaitant de bonnes vacances, je me sens soudain très seul. Je n'ai jamais eu de problème avec la solitude, mais l'idée de savoir que mes amis retrouvent chacun leur famille respective me met un coup au moral. Pour m'occuper, je sors ma guitare et essaye de jouer certains morceaux de Linkin Park. Je me suis récemment remis à écouter les musiques de ce groupe et les paroles me parlent soudainement beaucoup plus qu'auparavant. C'est Gabriel qui m'a donné envie de réécouter ces morceaux. Je me demande ce que mon ami fait pour Noël. Je ne peux m'empêcher de désirer son contact, de penser à ce que nous ferions si nous étions encore ensemble. Notre relation me manque et je lutte régulièrement contre l'envie de lui téléphoner.
Lorsque mes doigts commencent à me faire souffrir, je repose ma guitare. Je n'y ai plus touché depuis la venue d'Andrea, et cela m'avait manqué. J'ai profité de ces heures de reconnexion avec mon instrument pour enregistrer deux vidéos que je prévois de poster sur ma page YouTube. Je reçois régulièrement des notifications indiquant les commentaires de mes abonnés qui demandent où je suis passé et je m'en veux d'avoir mis de côté cette activité qui me procure pourtant tant d'apaisement. C'est avec l'esprit plus léger que je me mets au lit, non sans réfléchir à ce que Gabriel penserait de mes dernières vidéos.
Le matin du vingt-cinq décembre, je me réveille avec une sensation désagréable dans la poitrine. La veille, j'ai passé la journée entière à faire le ménage dans tous les recoins de la maison. Je m'apprête à changer de vie une nouvelle fois. Même si je reste dans le même secteur et que je ne change pas de lycée, je sens que mon quotidien sera bouleversé. Je vais vivre seul en semaine et me cacher les week-ends pour échapper à mon hôte. Durant des années, j'ai essayé de comprendre le fonctionnement de Claude, de m'y adapter pour rendre nos échanges moins pénibles, mais c'est peine perdue. Je m'apprête alors à faire comme avec mes parents, m'efforçant à rester le plus discret possible.
Pour atténuer la douleur que me provoque ce déménagement, je me lance dans un ultime ménage de ma chambre, plaçant toutes mes affaires dehors. Je commençais enfin à identifier cette maison comme un lieu sain et sécurisant. Désormais, elle semble vidée de toute énergie positive, de toute âme. Les meubles restent sur place, mais les pièces sont à présent dénuées de ce qui leur donnait de la vie.
Aux alentours de quatorze heures, je claque la porte d'entrée pour la dernière fois. Mes affaires tiennent dans un gros bagage que je porte en même temps que ma guitare. Ma tante ayant pris la voiture avec elle, je me dirige vers le bus. Chaque pas que je fais augmente l'angoisse que je ressens. Mon cerveau s'est transformé en brouillard et des sueurs froides perlent sur mon front. À l'arrêt de bus, j'allume une cigarette. C'est la première que je fume depuis plusieurs semaines. Quand les cauchemars sont devenus plus détaillés, j'ai progressivement arrêté la cigarette, l'odeur me rappelant celle du tabac froid qui hante mes nuits. Je vérifie une énième fois l'adresse que ma tante m'a donnée. La maison de Claude n'est qu'à un quart d'heure de bus du lycée, ce qui me rapproche par rapport à l'endroit que je quitte.
Une fois assis dans le bus, je sors mon téléphone pour compter les semaines qui me séparent de la fin de l'année. Alors que je commence à me décourager, je reçois un message de Noée.
« Bon courage pour ton déménagement, on se voit bientôt ! »
Je souris. Cela fait longtemps que je n'ai pas passé de temps seul avec mon amie. Son énergie positive me manque. En regardant par la fenêtre, je reconnais le parc devant lequel le bus passe. Je ne suis pourtant pas allé chez Claude depuis l'enfance et ne garde que très peu de souvenirs de ces visites. Je me revois néanmoins me promener entre les allées d'arbres, suivant des yeux les abeilles qui volent vers les fleurs tout juste écloses.
Je prends de longues et profondes inspirations lorsque je vois que ma destination approche. Je rassemble mes affaires et descends du véhicule. La maison de Claude se trouve juste à côté de l'arrêt de bus, au bout de la rue. Je reconnais la façade blanche qui dénote avec le ton jaune des autres maisons. Au fur et à mesure que je m'en approche, j'entends de plus en plus distinctement les battements de mon cœur. Ces derniers résonnent dans ma tête, faisant vibrer mes tympans.
Lorsque je pousse la porte d'entrée, je suis attiré immédiatement par l'étage. Je laisse mes affaires dans le salon et monte l'escalier, suivant l'instinct qui me guide. Je passe devant une chambre qui ne semble pas habitée, sûrement celle qui m'est destinée. Mais ce qui m'appelle se trouve au bout du couloir, derrière une porte sur laquelle est collé un poster de James Bond. Je pousse la porte et me retrouve dans ce qui semble être la chambre de Claude. Celle-ci est peu décorée. Un bureau est situé près de la fenêtre. En m'approchant, je ne suis pas surpris de trouver des magazines de lingerie. Mais autre chose attire mon attention. Proche de l'armoire en bois, j'aperçois une porte du même matériau sur laquelle sont accrochés des ceintures et un peignoir. Je ne vois désormais plus que cette porte. Ma curiosité me pousse à m'aventurer de l'autre côté, alors que mon instinct allume dans mon esprit tous les signaux d'alerte. Je sais que je suis seul dans la maison, rien ne peut m'arriver. J'ignore les battements de mon cœur qui occupent désormais tout l'espace sonore et m'avance vers la porte.
En tournant la poignée, un frisson me parcourt. La pièce derrière la porte est plongée dans le noir. Je tâtonne le mur pour trouver l'interrupteur et l'actionner. Une lumière jaune inonde l'espace. Je regarde devant moi et sens mon sang se glacer. Je vois mon visage pâlir dans le reflet que me renvoie un grand miroir sale. Une drôle d'odeur flotte dans l'air. Je sens un parfum qui ressemble à de l'après-rasage. Mais autre chose me chatouille les narines. Je comprends de quoi il s'agit en apercevant un cendrier près du lavabo.
« Tout est là », je pense.
Je vois mon reflet disparaître alors que mes genoux heurtent le sol carrelé. Des tâches dansent désormais dans ma vision et mes oreilles bourdonnent. J'entends un grognement, au loin, comme si quelqu'un hurlait.5Please respect copyright.PENANAgvS4qASO8Y