Les cauchemars se sont légèrement calmés depuis la visite de Sara et Noée, si bien que le dimanche matin, je me sens pleinement revigoré et ne tiens plus en place. Je veux profiter de chaque moment libéré de la noirceur qui m'a noyé ces derniers jours. J'ai tenté de joindre Gabriel, sans succès. Je m'en veux de l'avoir maltraité et aurais aimé m'excuser de vive voix. Je suis partagé entre le désir intense de me retrouver entre ses bras et la peur étouffante de devoir me confier.
Au bout du cinquième appel sans réponse, je finis par jeter l'éponge et m'affale à mon bureau, l'esprit plus embué que lorsque je me suis levé le matin, plein de bonnes volontés. Je veux m'atteler à la tonne de devoirs laissés par les enseignants qui craignaient que leurs élèves ne s'amusent trop pendant les vacances, mais me rends vite compte que j'ai déjà tout fait durant une de mes nombreuses insomnies.
Je me remets alors à tourner en rond et, avant de me retrouver à réorganiser chaque coin de la maison, je me lance dans la préparation d'un gâteau au chocolat pour ma tante. Je descends avec moi mon enceinte afin de m'égosiller proprement sur les musiques qui me motivent et m'apportent de la joie. Une heure plus tard, alors que je fais la vaisselle pendant que le gâteau cuit, je sens soudainement une présence derrière moi. Sentant mes poils se hérisser, je me retourne vivement et sursaute lorsque j'aperçois Lucía et Gabriel debout dans la cuisine. Je n'ai sûrement pas entendu la sonnette retentir à cause de la musique. Ma tante sourit, mais le regard de Gabriel est impénétrable.
— Tu as de la visite, dit Lucía avec un sourire en coin.
Gabriel et moi nous fixons l'un et l'autre sans dire un mot.
— Bon, je vous laisse les garçons. Je m'occupe de la cuisson du gâteau, reprend Lucía en retirant l'éponge de mes mains.
Elle nous fait signe de sortir de la cuisine et nous nous exécutons. Je propose timidement à Gabriel de monter et celui-ci me suit jusqu'à la chambre. Nous nous asseyons tous les deux sur le lit, dans le silence. Je ne sais par où commencer.
— Je suppose que tu m'en veux, et que tu as de bonnes raisons, je commence.
Voyant que Gabriel ne me parle toujours pas, je me mets à triturer les cordons de mon pull.
— J'étais... j'étais vraiment malade, je reprends. Je ne voulais pas que tu aies à me voir comme ça, je... vraiment, je n'étais pas beau à voir. J'aurais dû te parler, j'en suis vraiment désolé, je n'arrivais plus à penser correctement, j'ai été stupide.
J'ai les larmes aux yeux et je déteste ça. Je meurs d'envie de raconter à Gabriel ce que j'ai confié à Noée, mais mes mots meurent dans ma poitrine et s'échouent au fond de ma gorge. Je regarde mon ami se lever du lit et s'asseoir au bureau.
— Le problème n'est pas là, Matéo. Ce qui me blesse c'est que tu ne me fais pas confiance. Je sais que tu n'avais pas une simple grippe et que ça allait bien au-delà. Je me suis inquiété, mais ce qui me cause le plus de soucis c'est que, même là, alors que tu t'excuses, tu n'es pas capable de me dire ce qui tourne dans ta tête. Tu me donnes des bribes d'informations, mais je ne suis jamais au courant de ce qu'il se passe réellement. Et je veux t'aider, vraiment, je veux pouvoir te rassurer, mais je ne pourrai pas le faire si tu ne choisis pas de me faire confiance. Et si tu ne me fais pas confiance, je ne sais pas trop pourquoi on devrait s'efforcer à rester proches.
Je retiens difficilement mes larmes. Je veux crier, m'égosiller, hurler que j'ai peur de moi-même, de mes propres pensées, que j'ai l'impression que je vais mourir, que ces quelques jours de repos accordés par mon esprit ne sont sûrement que le calme avant la tempête. Mais mes paroles s'arrêtent au bord de mes lèvres. Gabriel perçoit sûrement la détresse dans mon regard et s'accroupît devant moi, caressant doucement mon genou.
— Je ne te demande pas de tout me dire maintenant, reprend-il. Je vois bien que c'est difficile pour toi. Mais si tu veux que je reste dans les parages et que je t'aide, il va falloir que tu t'ouvres un minimum.
Je hoche la tête, les lèvres pincées et me mets à fixer un point au-dessus de l'épaule de Gabriel, ne sachant plus comment réagir. Les mouvements des doigts de mon ami sur ma jambe caressent mon cœur et je sens mon corps se recharger. Timidement, je laisse mes doigts rejoindre ceux de Gabriel et ose enfin regarder son visage. Je perçois dans son regard de l'inquiétude, mais aussi de la tendresse et de la bienveillance. Je ne mérite pas cela. Je ne mérite pas que Gabriel s'occupe de moi alors que je ne suis pas capable de le traiter correctement. Je sens une larme rouler le long de ma joue, malgré mes efforts pour la retenir. Gabriel lève la main pour l'essuyer puis s'assied près de moi, enroulant un bras autour de mes épaules. Je me laisse aller contre son torse et sens les sanglots retenus secouer mon corps.
— Je ne sais pas ce qui m'arrive, j'ai peur Gab, dis-je d'une voix étranglée.
Il me serre plus fort contre lui et me berce doucement. Au bout de quelques minutes, je relève la tête, mes yeux cherchant ceux de mon ami. Lorsque je perçois enfin le doux gris que je cherchais, je m'y accroche de toutes mes forces. Gabriel dépose alors ses lèvres sur les miennes, les unissant dans un baiser délicat et plein de tendresse. Je sens mon corps se charger agréablement d'un ressenti qui ressemble à de l'électricité, à un frisson de bonheur. Je me serre un peu plus contre son torse. Gabriel m'attire contre lui alors qu'il s'allonge sur le lit, sans briser notre étreinte. Nous restons ainsi un long moment, l'un contre l'autre, si bien que je perds la notion du temps. Je me suis peut-être même assoupi. Lorsque j'ouvre les yeux, la chambre est plongée dans le noir. Gabriel n'a pas bougé et ses doigts tracent de petits cercles dans mes cheveux. Je me redresse légèrement pour regarder mon téléphone et constate qu'il est déjà vingt heures.
— Je devrais peut-être y aller, dit Gabriel en s'étirant.
J'acquiesce tristement. Il est évident qu'aucun de nous deux ne souhaite partir, mais les parents de Gabriel sont rentrés et veulent passer du temps avec leur fils, maintenant que ça leur chante. Je raccompagne Gabriel à la porte.
— On se voit demain, me dit-il en m'étreignant.
Nous nous séparons et j'observe Gabriel s'éloigner dans la nuit.
En retournant dans la cuisine, je croise le regard interrogateur de Lucía. Je ne lui ai jamais réellement parlé de mon orientation sexuelle, ou du harcèlement que j'ai subi. Ma tante sait seulement que le lycée n'est pas un lieu agréable pour moi. Mais elle a sûrement ses soupçons et la longue visite de Gabriel confirme ses hypothèses. En m'installant près d'elle, je me sens prêt à aborder ce sujet avec elle. Je tente de lui expliquer comment j'ai su, déjà enfant, que je n'avais pas les mêmes projections et fantaisies infantiles sur le couple que les autres garçons et filles de mon âge. Je lui explique comment, à l'adolescence, j'ai compris rapidement que j'étais attiré par les garçons et comment j'ai appris à accepter ma différence grâce aux chanteurs homosexuels que j'écoutais tous les soirs dans ma chambre. Puis, je lui raconte mon aventure avec Andrea, sans rentrer dans les détails de l'après.
— Et maintenant, il y a Gabriel, c'est ça ? demande Lucía.
Je hoche la tête. J'aurait voulu partager mes doutes et mes difficultés de confiance avec ma tante, mais, s'il est compliqué pour moi de me confier à mes amis, ça l'est encore plus lorsqu'il s'agit de la famille. Alors je me contente de dire que Gabriel me plaît, que nous entretenons une relation pour le moment sans étiquette, et que tout va pour le mieux entre nous.
— Bon, je sais que tu es sûrement déjà au courant de toutes ces choses mais... Enfin, tu sais qu'il faut que vous vous protégiez tous les deux. Même pour le sexe oral ! Je pourrai peut-être vous trouver des flyers à l'hôpital ?
Je ris en me bouchant les oreilles. Je ne suis définitivement pas prêt à parler de ma vie sexuelle avec ma tante.
Lorsque je monte me coucher, je suis parcouru d'un frisson de bien-être en sentant le parfum de Gabriel dans mon lit. Il s'agit d'un mélange de lavande et d'une odeur sucrée. Je souris en enfouissant mon visage dans l'oreiller. Je chéris ces petits moments où je sens que les choses ne vont peut-être pas totalement s'effondrer chez moi.
Je suis allongé, au bord de la piscine, au soleil. J'observe les oiseaux qui construisent leur nid. Soudain, un bruit dans l'eau attire mon attention. Je me retourne doucement et souris en voyant Gabriel sortir de la piscine. Il est beau dans son maillot rose pâle. Les perles d'eau sur son torse scintillent à la lumière. Il me tend la main et me tire pour m'aider à me lever. Une fois debout, je m'avance vers lui et embrasse ses lèvres. Le décor change et nous nous retrouvons dans une chambre que je ne reconnais pas. Gabriel m'entoure de ses bras et dépose des baisers dans mon cou. Je frissonne en sentant les mains de mon ami parcourir mon torse. Je savoure cet instant, légèrement impatient de voir où mèneront les caresses. Lorsque Gabriel me pousse pour m'asseoir sur la table, la pièce change à nouveau. Cette fois-ci, je me trouve assis à côté d'un lavabo. En regardant autour de moi, je reconnais la salle de bain qui hante mes rêves. Je baisse les yeux vers mes pieds qui pendent dans le vide et vois que je me trouve à nouveau dans mon corps d'enfant. J'entends en fond sonore un bruit d'eau qui ruisselle, comme si quelqu'un prenait une douche. Lorsque l'eau s'arrête de couler, je sens la peur me gagner. Je suis soudainement figé, les sens en alerte. Un clapotis régulier me fait sursauter. Tout à coup, des mains mesurant la taille de ma cuisse se posent sur mes jambes. J'essaye de bouger, mais elles me maintiennent assis. Elles remontent alors le long de mon corps et s'arrêtent sur mon ventre. Un gémissement rauque à glacer le sang résonne alors dans la salle de bain. Je sens les poils de ma nuque se hérisser et mon ventre se nouer. Je pense « quand j'arriverai à 80, ce sera fini ».
Je me réveille en sursaut, le cœur battant à tout rompre. Je me débats dans ma couette, n'arrivant plus à respirer, jusqu'à tomber du lit. Une fois sorti, je me jette vers la fenêtre pour l'ouvrir en grand. Le vent froid me fouette le visage et je prends une grande inspiration. Mes côtes brûlent comme si mon corps avait été roué de coups. La vision entachée, je me précipite aux toilettes et y vomit ce qu'il me reste dans l'estomac. Lorsque ma respiration se calme enfin, je me relève prudemment et retourne dans ma chambre. Je m'assure de laisser la fenêtre ouverte en me recouchant, pour sentir la brise fraîche sur mon visage.
Le gémissement reste dans mon esprit comme un écho qui ne s'arrête pas. En me concentrant dessus, je reconnais quelque chose de familier. J'ai déjà entendu ce son, j'en suis certain. Et je sais que lorsque je découvrirai où je l'ai déjà entendu, alors je saurai de qui il vient. La salle de bain aussi me paraît familière. Pas parce que je l'ai déjà vue dans mes cauchemars précédents, je sens au fond de moi que j'y ai déjà mis les pieds. Et quand je me concentre sur les détails de la pièce perçus dans mes rêves, une odeur écoeurante de tabac froid et d'après rasage se joint aux images. Je m'empresse de chasser cette odeur de mon esprit avant qu'elle ne me renvoie aux toilettes et essaye de penser à autre chose pour me distraire. Je finis par lancer un épisode de The Office pour m'occuper l'esprit et espérer me rendormir sans refaire de cauchemars.6Please respect copyright.PENANARtuihANmSL