Je suis accueilli par une étreinte de Noée, me remerciant d'être venu. Du coin de l'œil, je croise le regard de Sara, impénétrable. Je m'attendais à y trouver des remontrances, mais si elle en a à son égard, mon amie n'en laisse rien percevoir. Elle a toujours été plus introvertie que Noée. Elle est plus discrète et a tendance à garder plus de choses pour elle que son amie. J'apprécie ce trait de sa personnalité, je m'y reconnais, en partie. Tout bien considéré, Noée et Sara se complètent bien. Mais je sais que Sara ne viendra pas d'elle-même me demander de m'excuser et que j'aurai à faire le premier pas. Je me dirige alors vers elle, me préparant mentalement à lui expliquer les raisons de mon éloignement. Mais, à ma grande surprise, elle m'accueille à son tour par une étreinte.
— Je sais, tu me parleras quand tu seras prêt, me dit-elle. Mais assure-toi qu'il n'est pas trop tard quand tu te décideras à le faire.
Elle me sourit en relâchant son étreinte et je lui en suis reconnaissant de ne pas avoir insisté pour que je lui donne des explications.
J'aperçois sur le canapé des personnes que je ne connais pas jouer aux cartes.
— On joue au président, me dit une jeune femme assise avec le groupe. Tu veux rejoindre la prochaine partie ?
J'acquiesce et m'assieds auprès du groupe après m'être saisi d'une bière. Je regarde les personnes jouer autour de moi, soudainement captivé par la partie en cours. Lorsque celle-ci est terminée, je me porte volontaire pour redistribuer les cartes. Je ne suis pas habituellement intéressé par ce type de jeu. Je préfère regarder les autres jouer. Mais ce soir, je souhaite sortir de mes habitudes, pour une fois, mettre de côté mes angoisses et profiter de l'instant présent.
Sans surprise, je perds les deux premières parties et, en gage de punition pour mes défaites, avale un à un les shots que mes camarades me tendent. Je me surprends à rire, plusieurs fois. Je me sens léger, si bien que je ne prends pas la fuite lorsque j'aperçois Andrea entrer dans la maison, puis s'installer sur le canapé pour rejoindre le jeu en cours. Je sens néanmoins son regard fixé sur moi. Je prends soin de ne pas croiser les yeux de mon ancien ami, mais suis curieux de ce que j'y percevrais.
Lorsque je perds pour la cinquième fois, je décide qu'il est temps de faire une pause et me lève. Ma tête tangue et je ne compte plus les verres qu'on me donne à boire. Cherchant un endroit plus calme, je trouve la salle de bain et m'y réfugie. Soudain, je sens ma température monter et me colle aux murs carrelés pour me rafraîchir la peau. Je souris au contact de la surface froide sur mon front. J'apprécie le silence de la pièce et la lumière légèrement tamisée. Apercevant la baignoire, je me glisse dedans, tournant le dos à la porte. Je sens mes pensées planer, haut, au-dessus de moi. Chaque fois que je cligne des yeux, je me vois quitter mon corps un peu plus. Au bout d'un temps qui me paraît plutôt long, j'entends la porte s'ouvrir, puis se refermer.
— Oh, c'est toi, dis-je en apercevant Andrea.
Ce dernier s'assied près de la baignoire.
— Tu attendais quelqu'un d'autre ? me demande-t-il.
— Oh non, il ne viendra pas.
Il hausse les épaules et bascule la tête en arrière, l'appuyant sur le bord de la baignoire, près de ma main.
— J'ai été si nul, dit soudain Andrea, brisant le silence qui s'est installé. Je n'aurais jamais dû partir. Je suis parti pour rien.
— Comment ça ? je parviens à murmurer alors que je me concentre pour stabiliser mon regard.
— Pour tout t'avouer, j'ai flippé. Ma famille aussi, entame Andrea. J'ai commencé à avoir de grosses douleurs au ventre à notre arrivée en Italie, alors après quelques semaines, j'ai vu un docteur. Il m'a demandé de faire une échographie, j'ai traîné. Quand je l'ai faite, ils ont vu une anomalie sur mon rein. Ils ne savaient pas si elle était bénigne ou maligne. Mes parents ont flippé parce que mon grand-père est mort d'un cancer. Alors, en une semaine, ils ont tout organisé pour que j'aille faire des examens, chez le médecin qu'avait vu mon grand-père. C'est pour ça que je ne répondais à personne. Ils m'ont tellement fait flipper que j'étais persuadé que j'allais y passer, tu vois ? Je pensais que je ne te reverrais pas et je préférais que tu me détestes plutôt que de te voir souffrir. Les médecins ont finalement vu que l’anomalie était bénigne et on a planifié une opération. Mais je ne sais pas ce qu'ils ont utilisé, j'ai eu une grosse infection.
Andrea marque une pause. Il semble chercher mon regard, mais je garde résolument les yeux clos.
— J'ai passé des jours au lit, sans comprendre ce qui m'arrivait, reprend Andrea. Je pensais que tout irait mieux après l'opération, que je te verrais, mais tout empirait. Je n'ai commencé à aller mieux que vers la fin de l'été. Après des semaines de récupération, j'ai supplié mes parents de revenir ici. J'ai écouté tes messages, j'ai entendu le dernier. Je n'arrivais pas à me faire à l'idée que tu m’en voulais autant. Et je me suis mal comporté quand j'ai vu que tu ne m'accueillais pas comme je l'aurais voulu. Surtout quand j'ai compris qu'il y avait quelqu'un d'autre, maintenant. Tu comprends ?
Je n'ai compris que des bribes de ce qu'Andrea m'a expliqué. J'ai pourtant essayé de me concentrer sur ses paroles, mais ma tête tourne, et je reste focalisé sur l'impression de quitter mon corps. Je me contente de hocher la tête, me retenant de demander à Andrea de répéter. J'ai bien compris que ce dernier a été malade et qu'il va mieux, mais cela n’excuse pas son comportement.
— Mais, j'ai cru comprendre qu'il n'y a plus ce quelqu'un d'autre, maintenant, reprend Andrea en effleurant ma main. Je pense que tout n'a pas disparu entre nous, j'ai envie de croire en notre relation.
Je rêve désormais des bras de Gabriel, qui me manquent terriblement. Je m'imagine leur chaleur m'entourer pour que je m'endorme contre son torse. J'entends la voix d'Andrea en écho. Je me sens m’assoupir, mais quelque chose me perturbe. La main d'Andrea ne cesse de me caresser le bras d'une manière qui me dérange. Ce n'est pas aussi doux que lorsque Gabriel le fait et ses mouvements m'empêchent de partir rejoindre mon ami dans mes rêves. Je referme les yeux pour essayer de l'ignorer. J'entends Andrea parler sans comprendre ce qu'il me dit et je ne vois désormais plus que le visage de Gabriel derrière mes paupières.
Soudain, je sens des lèvres se poser contre les miennes et une langue les effleurer. Gabriel ne m'a jamais embrassé ainsi. D'ailleurs, je suis surpris que ce dernier m'embrasse alors que nous sommes toujours en froid. Sous la pression de la bouche qui appuie contre la mienne, j'écarte les lèvres. Une langue s'y glisse immédiatement. Je sens un souffle chaud, chargé d'alcool, s'écraser contre mon visage. Je n'aime pas cette sensation. Gabriel n'insiste jamais autant lorsqu'on s'embrasse. Soudain, j'entends un petit cri, et suis aussitôt recouvert d'une pluie glacée. Le baiser cesse immédiatement et, confus, j'observe Andrea s'écarter brutalement de moi. Du coin de l'œil, j'aperçois Noée qui tient ce dernier par les épaules. Je reste sous la douche froide, regagnant petit à petit mes esprits. J'essaye de me rappeler le moment où Andrea est entré dans la pièce et comprends rapidement que Gabriel n'est pas celui qui était en train de m'embrasser. Je fixe alors Andrea d'un air confus et choqué.
— Qu'est-ce... qu'est-ce que t'as fait ?! je bégaye en m'essuyant frénétiquement la bouche.
Je ne reçois pas de réponse et vois Noée entraîner Andrea hors de la salle de bain. J'essaye de me lever, mais renonce, sentant que mon corps ne m'obéit plus. Je vois alors Sara couper l'eau.
— J'ai besoin d'aide ici ! elle s'écrie en essayant de me relever.
Soudain, un bras plus costaud se glisse dans mon dos et sous mes jambes. Je sens mon corps être soulevé et ma tête basculer contre un torse. Une odeur familière de lavande gagne mes narines.
— Gabriel... je soupire en fermant les yeux.
Je me laisse porter, oscillant entre un rêve et la réalité. Lorsque mon dos se retrouve en contact avec une surface confortable, je me roule en boule et me laisse emporter dans le monde des songes.
Lorsque je me réveille, je mets un certain temps à comprendre où je me trouve. Tout est sombre autour de moi et une musique résonne au loin. En me redressant légèrement, je sens une forte migraine cogner à l'intérieur de mon crâne. Je grimace en me massant les tempes. Les souvenirs des heures précédentes reviennent petit à petit. Je me vois perdre encore et encore, puis boire tout ce que les autres me tendent sans questionner ce qui se trouve dans les verres. Lorsque je réussis enfin à m'asseoir au bord du lit sur lequel je me trouve, je suis heureux de voir une bouteille d'eau et une boîte d'aspirine sur la table de nuit. Je m'empresse d'avaler un cachet et de descendre la moitié de la bouteille, bénissant la personne qui a eu l'idée de me les apporter.
Je me souviens vaguement d'avoir parlé à Andrea, à un moment dans la soirée. J'ai retenu quelques bribes de notre conversation. Je le ré-entend m'expliquer ses problèmes de santé qui ont provoqué son absence. Je ressens un peu de peine pour mon ancien ami. Ce qu'il raconte avoir vécu n'a sûrement pas été facile pour lui et sa famille.
Mais, alors que j'essaye de me rappeler la suite de la conversation, je me souviens d'une pression soudaine sur mes lèvres. Les souvenirs sont brumeux, mais je suis persuadé qu'Andrea m'a embrassé. Je me souviens avoir pensé que je n'aimais pas le baiser mais de n'avoir pas eu la force d'y mettre fin, comment j'ai cru être en présence de Gabriel, à quel point mon esprit était confus lorsque j'ai vu Andrea être éloigné de force par Noée. Mon t-shirt encore humide finit de me rafraîchir la mémoire.
Le bruit de la porte me tire soudainement de mes pensées.
— Oh, t'es réveillé, dit Gabriel en entrant dans la pièce.
Je me lève, surpris de le voir.
— Je venais juste t'apporter ton sac. Je vais y aller, maintenant.
Je ne réagis pas et me contente de le regarder faire demi-tour. Lorsque Gabriel s'arrête, hésitant, dans l'encadrement de la porte, je sens les mots me revenir.
— Gab, attends, dis-je. Je sais que c'est toi qui m'as amené jusqu'ici. Merci.
— Ne me remercie pas, répond-il sans se retourner. Juste pour que tu le saches, aucune personne sensée et saine ne t'aurait embrassé dans l'état dans lequel tu étais. Qui sait ce qui aurait pu arriver si les filles ne s'étaient pas mises à te chercher.
Mon sang se glace. Je me sens soudain honteux et sali. Je m'en veux de m'être mis dans un état qui m'a empêché de trouver la force de repousser Andrea. Je n'ai pas mesuré tout de suite l'ampleur de ce que mon ancien ami a fait.
— Je n'aurais pas dû me mettre dans cet état, dis-je. Désolé pour ce soir, et pour le reste aussi.
Gabriel se décide enfin à se tourner vers moi.
— Bon sang Matéo, si seulement tu nous disais ce que tu vis au lieu de te mettre en danger et de t'isoler ! Bientôt, tu te retrouveras entièrement seul et plus personne ne pourra t'aider. Profites d'être entouré avant qu'il ne soit trop tard.
Sur ces mots, Gabriel sort de la chambre. Je l'entends saluer quelques personnes avant que la porte d'entrée de la maison claque derrière lui. Me sentant encore comme si un troupeau de rhinocéros avait élu domicile dans mon crâne, je prends soin d'attendre d'avoir fini la bouteille d'eau avant de sortir à mon tour. Je fais un rapide tour pour informer Noée et Sara de mon départ, m'assurant d'éviter Andrea. En sortant de la maison, le vent froid du début de l'hiver vient fouetter mon visage. Je me mets en route pour rentrer chez moi à pieds, souhaitant profiter de la demi-heure de marche et du froid pour finir de me remettre les idées en place.5Please respect copyright.PENANAOTO8H2G8Tn