Les filles quittent la maison en début de soirée. Lucía travaille à l'hôpital et rentre souvent tard dans la nuit. J'ai donc pour habitude de dîner seul devant un film. J'ai toujours apprécié ces moments de solitude. J'adore découvrir de nouveaux films, notamment dans les domaines de l'horreur et du fantastique. Ce que j'aime par-dessus tout, c'est de pouvoir m'évader dans des mondes imaginaires. Dès mon plus jeune âge, j'ai pris l'habitude de m'imaginer des histoires dont je suis le héros. Plus tard, au collège, j'ai commencé à écrire ces histoires, mettant en scène des créatures fictives et des quêtes héroïques. Aujourd’hui, je n’écris plus, mais je trouve un échappatoire dans la musique. A partir du moment où ma guitare est entre mes mains, j’oublie tout ce qui m’entoure et me plonge dans la catharsis des mélodies que je chante.
Après avoir sorti des lasagnes surgelées du four, je m'installe sur le canapé devant un film d'Ari Aster. Je plonge la pièce dans le noir et me laisse embarquer dans une histoire décrivant la dégringolade psychologique des personnages.
Je me réveille en sursaut en entendant la porte claquer. Sans le vouloir, il semblerait que j'aie créé un courant d'air en m'endormant avec la fenêtre de ma chambre et celle du salon ouvertes. Je me lève pour descendre dans le salon et entends la voiture de Lucía se garer dans l'allée du jardin. Sachant qu'elle râlerait en me voyant débout en pleine nuit, je remonte rapidement dans ma chambre. Avant de me recoucher, je jette à la poubelle la bouteille de bière posée près de mon lit, me faisant une note mentale de la prendre avec moi en partant pour que ma tante ne tombe pas dessus. J'ai pris la mauvaise habitude de boire avant d'aller dormir quand je sens que mes pensées en rafales ne peuvent pas être calmées. Je ne bois pas énormément, mais suffisamment pour m'endormir vite et éviter les insomnies. J'ai réussi à mettre cette habitude de côté au milieu de l'été, mais l'angoisse de la rentrée fait resurgir les cauchemars et les troubles du sommeil. Je jette un œil à mon réveil qui affiche quatre heures trente. En me glissant dans mon lit, j'entends le bruit de l'écoulement de l'eau venant de la salle de bain. Je ferme les yeux, espérant que ma tante passe suffisamment de temps sous la douche pour que la mélodie de l'eau me berce.
Aux alentours de sept heures, je me lève en grognant. N'ayant pas réussi à me rendormir, je redoute la journée qui m'attend, notamment les deux heures de sport. Il n'y a rien de pire que cette matière. Je ne déteste pas le sport, au contraire, je suis plutôt bon nageur et apprécie la course à pied. Ce qui me dérange, c'est l'étape des vestiaires qui, depuis mon coming out forcé, est devenue une torture. Je traîne les pieds jusqu'à la salle de bain et grimace en voyant dans le miroir le reflet de mes cernes. Après une douche froide et un café qui me réveillent légèrement, je glisse un short de sport, un t-shirt et des baskets dans mon sac en soupirant.
La matinée se déroule sans encombre. Elle finit par le cours de littérature, enseignement réservé à la filière littéraire. Je suis donc débarrassé de mes deux harceleurs pendant au moins une heure trente. Je me suis installé à ma place habituelle et personne ne semble motivé à venir m'embêter. A la fin de l'heure, la professeure de littérature s'approche de moi alors que je range mes affaires. J'aime bien cette enseignante. Je l'ai eue comme professeure de français l'année passée et elle a été la seule à s'inquiéter sincèrement pour moi.
– Je suis désolée de voir que tu te retrouves avec Louis et Quentin, dit-elle en s'asseyant près de moi. J'ai pourtant insisté pour que tu ne sois pas avec eux, mais mes collègues voyaient une opportunité pour que vous régliez ce conflit. Des bêtises, si tu veux mon avis.
Je réponds avec un sourire triste. Je suis touché par les intentions de ma professeure et ne souhaite pas qu'elle s'inquiète davantage pour moi.
– Ne vous en faites pas pour moi madame, je réponds pour la rassurer. Ils ont l'air de s'être calmés cette année.
Je la salue et sors de la salle de classe. Par la fenêtre du couloir, j'observe l'amoncellement d'élèves qui se bousculent pour entrer dans la cantine. Je n'aime pas l'heure du déjeuner. En plus d'être une immersion dans un spectacle apeurant d'adolescents bruyants, c'est le lieu adéquat pour être pris pour cible des jets de boulettes de pain. Il n'aura fallu pas plus d'une semaine après le début du harcèlement pour que je me décide à passer mes pauses déjeuner à l'extérieur du lycée. J'habite malheureusement trop loin pour rentrer manger chez ma tante et n'ai pas les moyens de me payer un repas complet tous les midis, même si mes vidéos musicales me rapportent un peu d'argent de poche. La plupart du temps, l'angoisse du lycée est trop forte pour que je réussisse à avaler quoique ce soit. Mais, alors que je me dirige vers la sortie de l'établissement pour ma pause cigarette, j'ai du mal à ignorer les gargouillements de mon ventre. J'essaye de joindre Noée et Sara, espérant qu'elles aient leur pause en même temps que la mienne, mais personne ne me répond. Je leur envoie alors un message et reçois, quelques minutes plus tard, une réponse de Sara.
« Désolée, on commence à 14h :( »
Je range mon téléphone en soupirant et me dirige seul vers le supermarché. De retour au lycée, la cour est presque vide, la plupart des élèves étant encore dans la cantine. Je m'assois sur une marche pour manger ma salade et mets mon casque sur mes oreilles. La musique me permet de mettre de l'ordre dans mes pensées et de m'évader. Je trouve dans les paroles des chansons un moyen de m'écouter, de comprendre et d'exprimer les émotions qui restent nouées dans ma poitrine. Pour accompagner mon déjeuner et mettre de côté l'angoisse du cours de sport, je choisis d'écouter Queen dont les mélodies finissent toujours par m'apaiser, voire même m'amuser.
Au bout d'un certain temps, des groupes d'élèves reviennent progressivement, signe que les cours ne tarderont pas à reprendre. Je me lève difficilement, un début de migraine pointant discrètement son nez, et me rends au gymnase. J'espère que ce dernier sera ouvert pour que je puisse me changer avant l'arrivée des autres, mais je suis contraint de constater que la porte est verrouillée. Alors que je m'apprête à faire demi-tour pour aller me changer dans les toilettes, la sonnerie retentit et mes camarades de classe commencent à former un attroupement devant le gymnase, m’empêchant d’atteindre ma destination. Une sensation désagréable, mais que je n'ai malheureusement pas de mal à reconnaître, commence à s'installer, me nouant la gorge et me donnant l'impression que l'air devient petit à petit irrespirable. Je tente de me calmer en répétant en boucle dans ma tête les paroles de la dernière musique écoutée, mais l'angoisse ne fait qu'augmenter lorsque le professeur de sport arrive pour ouvrir la porte. L'an dernier, j'ai vu un médecin qui m'a prescrit des anxiolytiques pour m'aider à calmer les crises d'angoisse. J'ai essayé d'en prendre le moins possible, mais certaines situations en nécessitent urgemment la consommation. Je prends une grande inspiration, espérant que la bouffée d'angoisse du moment ne dégénèrera pas en crise, d'autant plus que j'ai laissé mes médicaments dans ma chambre.
En poussant la porte du vestiaire, je sens le poids des regards posés sur moi. J'essaie de n'en croiser aucun et m'assieds sur le banc, dans un coin, mettant une distance avec les autres. Alors que j'ouvre mon sac et qu'une envie de rendre mon maigre repas commence à bousculer mon estomac, je vois du coin de l'œil Quentin donner un coup de coude à son ami.
– Faites gaffe les mecs, dit-il en me désignant d'un haussement de tête. Il ne va pas se gêner pour nous mater !
Je fais le choix d'ignorer les propos de mon camarade, essayant de faire abstraction des ricanements.
– Bah alors ? ajoute Louis. Il ne sait plus parler le p'tit pédé ?
Les rires s'intensifient. Je me relève d'un bond mais le nœud dans ma gorge tue tout espoir de réponse. Je me saisis alors de mon sac et me dirige vers la porte du vestiaire, sentant chaque paire d'yeux posée sur moi. Quelques secondes avant de sortir, mon regard croise celui de Gabriel, le nouvel élève. Ce dernier sourit légèrement, mais ses yeux semblent formuler une excuse silencieuse. Je secoue la tête pour effacer ce doute - je m'imagine sûrement quelque chose que j'aurais aimé percevoir - et sors de la pièce. Je trouve refuge dans les toilettes du gymnase pour finir de me changer. Lorsque que tout le monde a fini de s'asseoir sur le sol en caoutchouc, le professeur commence la présentation de l'année.
– On va commencer avec le basket, annonce-t-il. Ensuite, on fera un trimestre de natation, puis on finira avec le badminton.
Des murmures désapprobateurs retentissent à l'annonce du trimestre de natation et une nouvelle bouffée d'angoisse s'empare de mes poumons. J'aime vraiment nager, mais l'idée de devoir affronter les vestiaires de la piscine est plutôt effrayante. J'ai à peine le temps de me faire une note mentale pour demander une dispense au médecin que mes camarades sont déjà en train de former les équipes pour jouer au basket. Je soupire, m'apprêtant à vivre une nouvelle humiliation en étant choisi en dernier. C'est donc avec surprise que j'entends mon prénom alors qu'il reste encore plusieurs personnes qui n'ont pas été sélectionnées. En levant les yeux pour voir qui m'a appelé, je croise le regard de Gabriel.
– Bah quoi ? dit ce dernier face à l'expression choquée et désapprobatrice de Louis. Il est grand, c'est mieux si on veut gagner non ?
Il me fait signe de venir et, lorsque je passe à côté de lui, il me dit plus bas :
– Moi c'est Gab, Gaby, Gabriel, je m'en fous. Je me suis dit que ce serait cool de t'épargner une nouvelle humiliation.
Il accompagne son commentaire d'un demi sourire puis se retourne pour choisir un nouveau membre pour l'équipe.
– Je sais comment tu t’appelles, je lui réponds froidement.
Je me sens gêné. Gabriel a visiblement eu pitié de moi et je ne suis pas certain d'apprécier cette situation, encore moins la sensation de chaleur qui a envahi ma poitrine lorsque son regard a croisé le mien.
Après une vingtaine de minutes d'échauffement, nous nous mettons en place pour commencer le match. Les premières minutes se déroulent normalement. Personne ne me fait la passe, mais je ne m'en plains pas pour autant. Mon équipe mène le jeu et personne n'a essayé de me faire un croche-pied ou de me pousser. J'appelle cela un cours paisible.
Au moment de la pause, je vois le professeur s'éloigner pour répondre à un appel. L'atmosphère devient alors bien plus hostile et je m'attends à recevoir des remarques à tout moment. Alors que je me dirige vers les toilettes pour aller boire, j'entends Quentin m'appeler au loin. J'ai à peine le temps de décider de l'ignorer qu'un ballon me percute l’arrière du crâne à pleine vitesse. Sous le coup de la surprise et de la puissance du choc, je trébuche et tombe en avant. J'entends des rires suivis des remarques de certaines filles qui n'approuvent pas le geste et prennent ma défense. J'ai toujours été plus ou moins défendu par la gent féminine, mais personne n'a eu réellement le courage de se retourner contre Quentin et Louis et de les confronter pour de bon. Noée et Sara ont bien essayé, mais j'ai refusé qu'elles interviennent. Reprenant peu à peu mes esprits, je me relève et avance d'un pas décidé en direction de celui qui m'a envoyé le ballon. En arrivant à sa hauteur, j'agrippe le col de son t-shirt et le plaque brutalement contre le mur.
– Tu me dégoûtes, je lui dis, la voix pleine de mépris.
Si l’an dernier j’étais trop sidéré pour réagir, je sens aujourd’hui une nouvelle force me poussant à lutter et à me défendre. Alors que je m'apprête à lui cracher au visage, le professeur de sport fait son apparition.
– Que se passe-t-il les garçons ? demande-t-il.
Je lâche le col de Quentin en le fixant toujours d'un regard noir avant de répondre « rien, monsieur ». Quentin n'ajoute aucun commentaire. Alors que les élèves se mettent en place pour reprendre le match, ce dernier profite du brouhaha ambiant pour revenir vers moi.
– Ça t'a excité de me plaquer comme ça je parie, sale pédale ! dit-il, tout bas.
Pour accompagner ses propos, il me pousse brusquement, manquant de me faire tomber à nouveau.
– Si tu me touches encore une fois, ajoute-t-il froidement, je te pète la gueule.
Je ne doute pas de la capacité de Quentin à mettre ses paroles à l'œuvre. Nous faisons la même taille, mais il pratique le rugby depuis son plus jeune âge et bénéficie de la carrure qui va avec. Pour avoir eu déjà un aperçu l’année passée de la force de ses poings, je me suis fait la promesse de ne jamais en venir aux mains avec lui. De crainte de recevoir un nouveau ballon au visage, je prétexte m'être tordu la cheville auprès du professeur pour finir la séance sur le banc.
Le sport étant mon dernier cours de la journée, j'esquive l'étape du vestiaire. Alors que je sors du gymnase, j'entends une voix m'appeler. Gabriel rattrape les quelques mètres qui nous séparent pour marcher à mes côtés, et la sensation de chaleur dans mes côtes revient. Je le déteste.
– Ça va ta tête ? dit-il. Le choc a eu l'air plutôt fort.
Je suis surpris du soudain intérêt que mon camarade porte pour mon bien-être, alors qu'il n'a pas essayé de me défendre une demi-heure plus tôt.
– C'est bon, ça va, je lui réponds sèchement.
Pour être franc, j'ai plutôt mal aux cervicales depuis le choc et la petite migraine qui se faisait pressentir durant la pause du midi s'est définitivement installée.
– Ils sont toujours comme ça avec toi ? demande Gabriel. Ça doit pas être facile, je suis désolé pour toi, mec. T'es sûr que tu ne veux pas un Doliprane ou quelque chose ?
Les questions de Gabriel et son intérêt soudain commencent fortement à m'agacer.
– Écoute, j'ai pas besoin de ta pitié, retourne voir tes potes...mec.
Sur ces mots, j'accélère le pas et m'éloigne sans regarder la réaction du jeune homme. Une fois dans le bus, j'envoie un message dans la conversation de groupe que je partage avec mes amies pour me plaindre de ma journée. Sara et Noée s'entendent sur le fait que si Gabriel veut se soucier de moi, il faudrait qu'il commence par tenir tête à Quentin et Louis. Néanmoins, elles évoquent aussi le fait que le nouveau pourrait potentiellement devenir un nouvel ami, ce qui a le don de m'exaspérer plus que je ne l'étais déjà. Une fois chez moi, je lâche mon sac au milieu de ma chambre, allume mon enceinte pour mettre un peu de musique et m'effondre sur mon lit. Je viens de survivre à ma première journée de cours et compte déjà les jours avant les prochaines vacances5Please respect copyright.PENANAtmd4X5YiJO