Environ deux heures plus tard, la sonnerie de mon téléphone m'extirpe brutalement de mon sommeil. Je me maudis de ne pas l'avoir mis en silencieux avant d'aller dormir et tends la main pour l'attraper. En l'allumant, je vois des messages de Noée et Sara me demandant de les appeler dimanche pour parler de la soirée. Les événements me reviennent petit à petit en mémoire, me laissant un goût amer au passage. Je me redresse en grimaçant alors que mon téléphone se remet à sonner, affichant un numéro inconnu. Je décroche en me raclant la gorge.
– Allo ? dis-je, la voix enrouée.
Une voix qui commence malheureusement à m'être familière me répond.
– Gabriel ? je demande. Pourquoi tu m'appelles ? Il est quatre heures du matin, la fête ne t'a pas suffie, t'as décidé de me pourrir ma nuit, c'est ça ?
Un silence s'installe à l'autre bout du fil et, lorsque je m'apprête à raccrocher, Gabriel se décide enfin à parler.
– Je suis désolé pour tout à l'heure, dit-il. J'ai paniqué, je ne sais pas ce qui m'a pris. Tu m'en veux beaucoup ?
Il semble sincèrement inquiet dans ses paroles, à tel point que je me demande s'il n'est pas en train de pleurer.
– On parlera de ça plus tard quand tu ne seras pas bourré. Bonne nuit, Gab.
– Attends ! Je...t'es chez toi ?
– Oui, Gabriel, je dormais si tu veux tout savoir, je lui dis d'un ton exaspéré.
– Oh... Euh je crois que je suis devant ta maison. J'ai dit à Sara qu'on devait travailler ensemble pour le dossier d'espagnol et elle m'a donné ton numéro et ton adresse.
– Pardon ?!
Je maudis silencieusement mon amie, me promettant de lui demander des explications plus tard.
– Elle était bourrée, ne lui en veux pas, reprend Gabriel. Je peux entrer ? Il pleut et il faut qu'on bosse l'espagnol.
Je soupire avant de descendre ouvrir à Gabriel. Je le fais entrer et lui fais signe de rester silencieux en le guidant vers ma chambre. Je ferme la porte derrière nous.
– Qu'est-ce qui te prend de débarquer chez moi à cette heure-ci ? je m'emporte. Tu t'es dit que c'était une bonne heure pour travailler ? Il est quatre heures du mat' bordel !
Gabriel fait une moue désolée. Il sent l'alcool et son regard vitreux trahit un état d'ivresse avancé. Voyant que je ne pourrai pas le raisonner tant qu'il ne sera pas sobre, j'ouvre mon placard pour lui tendre une serviette, un pantalon de survêtement et un t-shirt secs.
– Tiens, change-toi au lieu de dégouliner sur mon tapis.
Je me retourne pour laisser un peu d'intimité au jeune homme.
– Bah...Tu ne me regardes pas ? Tu ne me trouves pas beau, c'est ça ? Parce que tu as dit que je n'étais pas ton style... bafouille Gabriel.
– Vraiment Gab, arrête de parler et change-toi, par pitié ! je le supplie.
Au bout de quelques minutes, je me retourne doucement et trouve Gabriel assis sur mon lit, changé. Le voir porter mes vêtements provoque une drôle de sensation dans ma poitrine que je n’avais jamais ressentie auparavant. Je la balaie mentalement et ramasse la boule de vêtements humides pour les étendre sur le dossier de ma chaise. Je viens ensuite m'asseoir près du jeune homme. Gabriel soupire et affiche un sourire gêné en levant les yeux vers moi.
– Je suis désolé, je ne sais pas ce qui m'a pris de venir chez toi comme ça, dit-il. Dans ma tête ça me paraissait si logique, je suppose que j'étais sacrément bourré. Mais ça redescend un peu là, on peut remercier la pluie, je crois.
Je fixe mes mains, ne sachant pas quoi faire. Je pourrais ramener Gabriel chez lui, en voiture, mais ma tante devant se lever un peu avant six heures pour se rendre au travail, je ne veux pas risquer de ne pas ramener le véhicule à temps. J'expose la situation à Gabriel, attendant une solution de sa part.
– Je t'avoue que je ne peux pas demander à mes parents de venir me chercher, répond le jeune homme. Pas à cette heure, ils vont me défoncer. Puis je leur ai dit que je dormais chez Julie.
Je me prends la tête dans les mains. Garder Gabriel chez moi est vraiment la dernière de mes volontés, mais je n'ai visiblement pas le choix.
– Bon, tu peux rester ici jusqu'à ce que ma tante parte. T'as qu'à dormir sur mon lit, je ne pense pas que je vais me rendormir.
Gabriel ne perd pas une seule seconde pour s'allonger sur le lit avant de s'étirer et de fermer les yeux. Je sors mon ordinateur portable et m'installe à mon bureau. Je mets mon casque sur mes oreilles et commence le montage de la vidéo filmée la veille. Quelques minutes plus tard, je reçois un coussin dans le dos. Ma tante s'étant déjà levée, je chuchote, exaspéré :
– Quoi encore ?
Gabriel cache son visage, comme un enfant, dans l'oreiller sur lequel repose sa tête.
– Encore désolé pour tout à l'heure, je m'en veux. J'espère que tu me pardonneras, parce que tu m'as l'air d'être une bonne personne.
Après quelques secondes d'hésitation, je souris espièglement, comprenant que l'alcool n'est pas totalement descendu.
– Je te pardonnerai quand tu nettoieras les dégâts que ta réaction débile va causer.
Puis, alors que je m'apprête à me remettre au travail, j'ajoute d'un air taquin :
– Alors comme ça, t'aimerais bien que je te trouve à mon goût ?
Je ris en voyant Gabriel enfoncer son visage sous la couette en grognant. Bien évidemment que je trouve Gabriel à mon goût, tout le monde, sûrement, le trouve beau. C'était d'ailleurs la première remarque de Sara lorsque je lui ai montré qui était le nouvel élève. Il est légèrement plus petit que moi. Ses cheveux sont très courts, presque ras, de couleur châtain. Ses yeux sont gris, bordés de longs cils sombres. Il a des traits fins et une bouche qui semble toujours cacher un sourire en coin. Ses muscles sont moins prononcés que les miens, mais lui dessinent une silhouette élancée. Néanmoins, je me méfie de ses airs angéliques. Malgré un fond qui semble tendre et gentil, Gabriel s'est montré insultant à deux reprises, même s'il s'est excusé la deuxième fois. Comme je le lui ai dit, j'attends des actes plutôt que des mots.
Un peu plus tard, alors que je viens enfin de publier ma vidéo, je descends me préparer une énorme tasse de café. J'ai l'habitude de peu dormir, mais c'est habituellement plus ou moins par choix. En attendant que mon café refroidisse, j'appelle Sara qui semble réveillée. Je lui expose la situation dans laquelle je me trouve d'un ton légèrement accusateur, ce qui a l’air de l'amuser.
– Oh mon dieu j'avais complètement oublié ! s'écrie-t-elle. Matéo je suis tellement désolée, je ne sais pas ce qui m'a pris ! Il m'a raconté qu'il s'en voulait, qu'il voulait t'appeler pour s'excuser, il a parlé du devoir d’espagnol, je ne sais pas pourquoi je me suis dit que c'était une bonne idée de lui donner ton adresse, j'étais...
– T'étais bourrée, je sais, je lui réponds. Je ne t'en veux pas, mais si je n'arrive pas à m'en débarrasser, va falloir que tu m'aides.
Je mets fin à la conversation quelques minutes plus tard et, dans un élan de bonté, remplis une deuxième tasse de café encore brûlant. Après avoir savouré le silence une dernière fois, je monte l'escalier qui mène à ma chambre. Dans l'encadrement de la porte, je m'arrête pour réfléchir à la manière dont je vais réveiller Gabriel. Ce dernier a à peine changé de position depuis qu'il s'est endormi. La couverture le recouvre jusqu'au menton et sa bouche est légèrement entrouverte. Je pose les tasses sur le bureau et me penche pour attraper un livre épais sur une étagère. Je le lève à une quinzaine de centimètres du bureau et le lâche, espérant que le bruit réveillera la marmotte qui a élu domicile dans ma chambre.
– Mmh ? gémit Gabriel en se frottant les yeux.
– Oups, je t'ai réveillé ? Désolé, dis-je d'un ton qui se veut tout sauf désolé.
Gabriel grogne en lisant l'heure sur le cadran du réveil. Il s'assied difficilement, se massant les tempes, mais sourit lorsque je lui présente une tasse de café fumant. Lorsqu'il en arrive à la moitié, je me lève.
– Je te ramène chez toi ? dis-je d'un ton impatient.
– Tu veux vraiment que je parte maintenant ? me demande Gabriel, visiblement vexé. J'étais sérieux quand je disais que je voulais travailler le dossier d'espagnol.
Je soupire.
– Et moi je suis sérieux quand je te dis que je n'ai pas envie de faire ça aujourd'hui. Et puis, j'ajoute, hésitant, tu ne voulais pas regarder le film avec moi de toute manière, je me trompe ?
Gabriel grimace en avalant les dernières gouttes de café.
– Je suppose que je dois m'excuser pour ça aussi. Qu'est-ce que je peux être con parfois, tu n'as sûrement aucune envie de passer du temps avec moi, désolé.
Je m'adoucis en voyant le regard désemparé de Gabriel alors qu'il cherche ses chaussures des yeux.
– Eh, c'est bon, flippe pas, lui dis-je en posant une main sur son bras.
Gabriel observe ma main puis lève les yeux pour me regarder.
– Tu ne m'en veux pas ?
Je souris.
– Disons que je ne te déteste pas pour ça, même si, comme tu l'as dit, c'était vraiment con.
Je me relève et aide Gabriel à rassembler ses affaires.
– Je ne te vire pas, lui dis-je. Enfin si, un peu, mais j'ai dormi une heure et je n'ai vraiment pas l'énergie de me mettre au travail. Ma tante a pris la voiture, mais je peux t'accompagner à l'arrêt de bus, si tu veux.
Gabriel acquiesce et range ses vêtements encore humides dans son sac à dos. Il fait un rapide passage par la salle de bain avant de me rejoindre en bas. En arrivant à l'arrêt de bus, il se tourne vers moi.
– Je sais que mes excuses ne suffisent pas pour ce que j'ai fait hier, et cette nuit. Mais je vais me rattraper, je te le promets. J'aimerais... ça paraît bête dit comme ça, mais j'aimerais vraiment qu'on puisse être amis.
Je hoche la tête, un peu troublé par sa confession.
– On verra, je lui réponds.
Je rebrousse chemin, laissant le jeune homme seul à l'arrêt de bus.
Plus tard dans l'après-midi, après une sieste de deux bonnes heures, je commence à m'ennuyer. Je regrette presque d'avoir mis Gabriel dehors. Presque. Malgré mes supplications, Noée et Sara ne sont visiblement pas en état de sortir. En regardant le jardin par la fenêtre, je me décide finalement à tondre la pelouse. Bien qu’il ait plu une bonne partie de la nuit, le soleil de plomb ne s'est pas fait attendre et a vite refait surface, séchant la terre. Je n'aime pas particulièrement ça, le bruit me dérange et je trouve les vibrations que la machine provoque dans les bras désagréables. Mais, au moins, ça m'occupera une bonne heure.
Il est dix-huit heures lorsque je finis de ranger la tondeuse. Je retourne dans la maison, soulevant mon t-shirt humide pour essuyer mon visage.. En avançant à l'aveugle, le visage toujours enfoui dans mon haut, je sursaute en entendant un sifflement flatteur. J'ai entendu ma tante rentrer, quelques minutes plus tôt, mais elle est apparemment accompagnée.
– Dis donc, c'est qu'il a le corps d'un vrai mec ton neveu ! s'écrie une voix masculine.
En me retournant vers celui qui vient de prendre la parole, mon sang se glace. Je vois, assis dans le canapé, Claude, un vieil ami de mes parents. Aussi loin que je me souvienne, je ne l'ai jamais apprécié. Chaque fois que l'homme entre dans la même pièce que moi, je sens les poils de ma nuque se hérisser désagréablement. Je me retiens de reculer lorsque Claude se lève pour venir me serrer la main. Sans surprise, sa poigne est forte, comme s'il cherchait à établir une dominance.
– Je viens tout juste de rentrer de vacances, dit-il. Je ne pouvais pas ne pas venir vous rendre visite !
Je me force à sourire et m'excuse, prétextant devoir me doucher, avant de me précipiter à l'étage. Claude incarne tout ce que je déteste. Il est ce genre de personne qui sexualise chaque femme qu'il croise et qui est persuadé d'avoir un sex apeal gonflé à bloc. Il ne se gêne pas pour draguer lourdement les serveuses, les caissières, les hôtesses et crie au complot féministe lorsque les femmes rejettent ses avances. Il a toujours le mot et la blague de trop. En plus de cela, Claude adore s'écouter parler. Il veut constamment être celui qui sait, celui qui explique et celui qui dirige. Et s'il n'est pas déjà suffisamment détestable, il prend un malin plaisir à raconter en détails ses expériences sexuelles qui, j'en suis certain, sont inventées pour la plupart. Claude est cette espèce de beauf qui rappelle à tout le monde à quel point il aime le corps des femmes, comme s'il essayait de s'en convaincre lui-même.
Depuis la salle de bain, j'entends Claude raconter une de ses histoires à dormir debout. Je plains ma tante. Je sais qu'elle ne le porte pas dans son cœur, elle non plus, et j'admire sa patience. Une fois sous la douche, je m'assure de prendre tout mon temps, espérant que l’homme sera parti quand j'aurai fini. Mais, en entendant le rire gras qui résonne dans la salon, je me rends à l'évidence qu’il compte rester pour le dîner. Une fois habillé, je me résous à descendre péniblement les escaliers et à m'installer près de ma tante dans le salon.
– T'en as pris du temps, me lance Claude en me voyant revenir. Tu t'es branlé ou quoi ?
Il s'esclaffe, fier de sa remarque. Je lui rends un sourire sarcastique.
– Oui, je pensais à ta mère.
– Matéo ! s'écrie Lucía pour me réprimander, bien qu'elle tente de dissimuler un sourire.
Claude rit aux éclats en tapant des mains.
– Ha ha bien envoyé mon garçon, je n'aurais pas dit mieux !
Je lève les yeux au ciel en priant pour que Claude s'en aille au plus vite.
5Please respect copyright.PENANAXXSMwhG4sF