Les jours suivants, il n'y a pas de nouvel incident, ou du moins pas de l'ampleur de ceux de la séance de basket. J'entends toujours les insultes homophobes que certains chuchotent à mon passage. Les regards méprisants qui me suivent habituellement sont toujours présents, eux aussi, mais je constate qu'ils sont moins nombreux. Gabriel n'a pas essayé de me reparler et ne semble pas décidé à se débarrasser de la compagnie de Louis et Quentin.
L’an dernier, le harcèlement avait pris une tournure particulièrement violente. Je subissais quotidiennement des coups lorsque je me rendais aux toilettes, sans que personne du corps enseignant n’intervienne réellement. Un jour j’ai même eu droit à un plongeon, tête la première, dans une cuvette. Je pensais que ça n’arrivait que dans les films, mais visiblement mes chers camarades voulaient tout tester. Il m’arrivait parfois de rentrer couvert d’ecchymoses, lorsque je décidais de riposter.
Le vendredi après-midi, lors du cours d'espagnol, l'enseignante a du mal à établir le silence dans la salle. Il s'agit du dernier cours de la journée et la plupart des élèves sont impatients d'être en week-end. Une soirée est prévue chez une de mes camarades et tout le monde ne parle plus que de ça. Beaucoup de gens y sont invités, Sara et Noée également, mais pas moi. Du moins, Julie, l’organisatrice, ne m'a rien proposé.
Une fois le silence revenu, la professeure d'espagnol annonce la consigne pour le dossier du trimestre. Nous devons nous mettre en duo pour travailler sur l'un des films présents sur la liste qu'elle s'apprête à lire à haute voix. En l'entendant mentionner le travail en binôme, je serre les dents. Je compte le nombre de personnes présentes dans la classe et constate à mon grand désarroi que nous sommes un nombre pair. Je n'aurai donc pas d'excuse pour demander à faire le travail seul. J'observe d'un air désespéré tous mes camarades se retourner et se déplacer pour former les binômes. Rapidement, chacun a trouvé son partenaire de travail.
– Vous êtes seul Matéo ? Je pensais pourtant que vous étiez un nombre pair. Sur quel film souhaiteriez-vous travailler ? m'interroge l'enseignante.
– Le Labyrinthe de Pan, mais je peux travailler seul, ça ne me gêne pas, je tente.
– Je tiens à ce que le travail soit fait à deux. Il y a forcément quelqu'un qui n'a pas de binôme.
– Euh... Je crois que c'est moi, fait une voix venant du fond de la salle.
Je me retourne et lève les yeux au ciel en constatant que cette voix est celle de Gabriel.
– Ah bah parfait, dit la professeure en souriant, vous allez pouvoir travailler ensemble !
Je résiste de toutes mes forces aux pensées qui me supplient de quitter la salle en courant, surtout lorsque je vois Gabriel se lever pour s'asseoir près de moi, et affiche un sourire crispé.
– Bon, alors j’espère qu’avec un nom pareil, tu parles bien espagnol, dit le jeune homme après s'être installé.
Je hoche la tête. J'ai en effet un bon niveau d'espagnol, mon père et ma tante étant mexicains et ma mère espagnole. Mon nom de famille, Alvarez, laisse supposer à juste titre que j'ai des origines hispaniques.
– Je te préviens, reprend Gabriel, on ne va pas faire de date ou quoi, on regarde le film chacun de notre côté.
Je hausse un sourcil.
– De date ?
Gabriel rougit et détourne le regard.
– Bah tu sais... t'es gay quoi, et je suis un mec donc… je ne veux pas qu’il y ait de confusion, dit-il tout bas.
J'éclate d'un rire froid.
– Ne t'en fais pas, je n'ai pas que ça à faire que de t'attendre pour regarder le film et puis, tout compte fait, tu n'es absolument pas mon style.
Gabriel rougit encore plus et porte une attention particulière au cordon de son pull. De mon côté, je jubile d'avoir réussi à le décontenancer et à le mettre mal à l'aise. Néanmoins, une part de moi ne peut s’empêcher de le trouver adorable, avec ses joues roses. Lorsque la sonnerie annonce la fin du cours, les élèves se ruent vers la sortie. Alors que je m'apprête à faire de même, la professeure me retient.
– Attendez Matéo, dit-elle. Je sais que vous avez vécu une année difficile et que le travail à deux, dans votre situation, peut s'avérer particulier.
Je pince les lèvres pour retenir un rire nerveux face au choix de mot de son enseignante. « Particulier », oui, c'est une manière de voir les choses.
– Mais j'espère qu'avec ce travail vous trouverez un moyen d'établir un lien, reprend-elle. En revanche, je sais que l'espagnol est votre point fort et je ne veux pas que vous vous retrouviez à faire tout le travail. Je le remarquerai si votre binôme n'a rien fait et votre note s'en verrait affectée.
J'acquiesce puis, après avoir souhaité un bon week-end à la professeure, je quitte la salle. En arrivant dans la cour du lycée, je retrouve Noée et Sara qui m'attendent.
– Désolé, je leur dis. La prof nous a donné un dossier pénible à faire en binôme et elle voulait s'assurer que j'avais conscience que cet exercice me permettrait de “créer du lien”...
Les filles échangent un regard consterné et désespéré. Elles m'accompagnent à l'arrêt de bus et me tiennent compagnie le temps que je finisse ma cigarette.
– Au fait, commence Noée, tu viens demain à la soirée de Julie ?
Je réponds par la négative.
– Je n'ai même pas été invité, j'ajoute. Et franchement, je doute d'y être le bienvenu.
Noée se met alors à sautiller telle une enfant en répétant “s'il-te-plaît” en boucle.
– Les gens seront trop bourrés pour t'embêter, commente Sara. Et puis, honnêtement, t'avais quelque chose de mieux de prévu ? Tu pourrais même apporter ta guitare !
Je soupire.
– Premièrement, je pense que l'alcool ne jouera pas en ma faveur. Deuxièmement, oui, j'ai prévu un marathon de films avec ma tante. Et troisièmement, c'est mort, ma guitare n'ira nulle part proche de ces gens-là. Après, si vraiment vous insistez, je suppose que je pourrai peut-être passer une petite heure, si vous promettez de ne pas m'abandonner au milieu de tout le monde.
Les deux amies se jettent à mon cou en émettant des petits cris stridents d'excitation. Après m'avoir collé chacune un bisou sur la joue, elles s'éloignent en criant des « à demain » remplis d'enthousiasme. Le bus arrive quelques minutes plus tard et, en m'asseyant à l'intérieur, je commence à regretter d'avoir cédé aux demandes de mes amies. Pour me changer les idées, je parcours la liste des musiques dans les notes de mon téléphone que je souhaite reprendre devant la caméra. J'ai pour projet de filmer et de poster une reprise le lendemain sur mon compte YouTube dédié à la musique, mais n'ai pas encore trouvé la chanson que je souhaite reprendre. Pour pouvoir faire mon choix, j'ai besoin de cerner l'émotion que je souhaite partager et transmettre, ce qui est, ces jours-ci, un défi pour moi. L'épisode du cours de sport m'a coupé de mes émotions, et le projet en binôme ne m’aide pas à m’y reconnecter. Dans l'enfance, j'ai appris à vivre ces dernières en spectateur, m'en détachant complètement, lorsqu'elles sont trop difficiles à gérer. Je suppose que c’est ce qu’on finit par mettre en place quand on a des parents aussi expressifs que des cierges blancs.
En arrivant à la maison, je prends ma guitare et commence à jouer les mélodies qui me passent par la tête. Alors que je joue les premiers accords d'Outlaws of Love d'Adam Lambert, je sens ma gorge se serrer. En me laissant aller, l'improvisation m'a mené vers cette musique que je jouais très souvent en pensant à Andrea. Après le départ de mon ami, je l'ai jouée et chantée en boucle, pleurant la plupart du temps. Ce soir, j'ai envie de la lui dédier, de lui raconter ma rentrée, comment j'ai tenu tête à Quentin en le plaquant contre le mur, lui confier que j'ai peut-être un peu hâte d'aller à cette soirée chez Julie, même si l'idée me terrifie. Je dépose ma guitare délicatement pour essuyer la larme qui roule sur ma joue. Andrea me manque terriblement. Chaque soir, je prie pour me réveiller et constater que tout est revenu à la normale. Mais je n'ai toujours rien reçu de sa part et mes amies non plus, alors qu'elles le connaissent depuis l'enfance. D'une main tremblante, je fais ce que je n'ai pas eu le courage de faire depuis quelques semaines : je sors mon téléphone et compose le numéro d'Andrea. Malheureusement, mais sans surprise, personne ne répond et, après l'échec de la troisième tentative, je lance rageusement mon téléphone sur mon lit et plaque mon visage dans mon oreiller pour y étouffer un cri de frustration et de colère.
Comme chaque fois que je pense à Andrea, je me trouve stupide, naïf et trahi. Parfois, je me demande même si le baiser a réellement eu lieu. Mais j'y repense, et revis chaque seconde de cette étreinte. Je me souviens de la sensation des doigts d'Andrea sur ma joue, qu'il remontait en une caresse pour les passer dans mes boucles sombres. Doucement, sa main s'est ensuite attardée sur ma nuque et, après y avoir exercé une légère pression, il a approché son visage. Alors que nos souffles s'entremêlaient, je fixais les lèvres d'Andrea, priant pour ne pas me réveiller de ce rêve. Andrea a alors parcouru les derniers centimètres qui nous séparaient pour un baiser doux et réconfortant. J'ai ressenti, après la douceur, une certaine urgence fiévreuse. Comme s'il s'agissait d'un acte désespéré. En caressant mes lèvres à ce souvenir, je me dis qu'Andrea savait peut-être, à ce moment-là, qu'il allait devoir partir. Peut-être qu'il m'a embrassé pour me dire adieu, sans me prévenir. Je lui en veux terriblement, depuis ce jour, de m'avoir laissé, d'autant plus que ce baiser m'a renvoyé dans des tourments que je pensais avoir laissés derrière moi lorsque j'ai quitté mes parents.
Dans un dernier soupir, je me relève pour descendre faire mes devoirs dans le jardin. J'ai survécu à ma première semaine de cours et prie pour que les prochaines soient plus calmes. En tombant sur mon livre d'espagnol, je repense au dossier que je vais devoir faire avec Gabriel et serre les dents en me souvenant de sa remarque. Une vibration me sort de mes pensées. En regardant mon téléphone, je lis un message d'un numéro inconnu.
“C'est Julie. J'ai appris que tu t'incrustes à ma soirée, ce serait cool que tu ramènes de l'alcool du coup.”
Sympa. Je laisse échapper un rire froid et range mon téléphone. Étant le seul majeur de l'établissement, je ne suis pas surpris de la demande de Julie. J'aurais simplement préféré un ton plus cordial et un peu plus de considération, mais ce serait visiblement trop demander. Je me lève pour aller poser mon téléphone dans le salon avant de regagner le jardin pour me mettre au travail.6Please respect copyright.PENANAEYZjeDDuXa