En me réveillant le samedi matin, je sais, comme une évidence, quelle musique je veux reprendre. Après quelques longueurs dans la piscine, je me précipite sous la douche et me mets à fredonner la chanson que j'ai en tête. Je ferme la porte de ma chambre pour m'assurer de ne pas réveiller ma tante, sors ma guitare et l'accorde rapidement. Durant une petite demi-heure, je m'entraîne à jouer différentes parties de la musique et échauffe ma voix. Lorsque je suis enfin prêt, je prends ma caméra, l'allume et m'installe en face. Je répète ma phrase d’introduction habituelle et commence à jouer les premières notes de Monday, de Tom Odell. Cette chanson me permet parfaitement de me rattacher au souvenir d'Andrea et d'exprimer le vide que je ressens depuis son départ.
« I got a lump stuck in my throat
Might be these cigarettes I smoke
But lately, you've been like a ghost »
Alors que je joue les dernières notes de la troisième et dernière prise, je ressens une grande lassitude. J'ai mis ma vie en pause pour un gars qui m'a abandonné et qui ne daigne même pas donner de nouvelles. Andrea a visiblement avancé, laissé le passé derrière lui, alors que je l'attends encore et souffre chaque jour de son absence et de ses répercussions sur mon quotidien. Soudain, j'ai la désagréable impression d'avoir été manipulé. Le souvenir de notre baiser n'a plus la même saveur. Andrea ne m'a pas embrassé parce qu'il m'aimait, mais parce qu'avant de partir, il voulait savoir ce que ça faisait, d'embrasser un homme. Lui qui avait peur de mourir et que tout le monde l'oublie, a arrangé un coup de maître pour rester dans les mémoires après son départ. Avec son baiser, il a non seulement créé un souvenir indélébile, chargé d'émotions chez moi, mais aussi une image à exploiter dans l'esprit de chaque personne qui a observé la scène. Maintenant que j'y pense, Andrea s'est sûrement assuré de m'embrasser dans un endroit où il était sûr qu'il y aurait des témoins. Et il a su pertinemment que ce baiser ne passerait pas inaperçu et que les lycéens ne perdraient pas une seconde pour me rappeler constamment la douleur de ce souvenir.
La rage au ventre, je coupe ma caméra et m'attaque enfin à l’aménagement de ma chambre et au rangement de mes affaires. Comment ai-je pu penser qu'Andrea finirait par revenir pour moi, ou par me demander de le rejoindre ? Pourquoi lui ai-je accordé tant de temps, tant d'énergie et tant d'émotions ?
Je me saisis de mon téléphone et, avant d'effacer le numéro, l’appelle une dernière fois. Sans surprise, personne ne me répond. Mais je m'y attendais et, cette fois-ci, je sais pertinemment quel message je laisserai dans la boîte vocale. J'y décharge toutes mes pensées qui m'ont torturé si longtemps, accuse Andrea d'être l'auteur de toutes mes souffrances. Avant de raccrocher, j'ajoute, la voix pleine de colère :
“J'aurais aimé ne jamais te rencontrer.”
Je soupire de soulagement en supprimant le numéro. Je ne lui accorderai plus aucune pensée, plus aucune émotion. Désormais, je me sens libéré du poids de mes souvenirs et prêt à avancer. Profitant de ce sentiment de légèreté et de liberté, je me lance dans la préparation d'un brunch pour ma tante. Alors que je m'affaire en cuisine pour préparer du pain perdu, j'entends Lucía descendre l'escalier en baillant bruyamment. Je retire la poêle du feu pour aller la rejoindre, lui servir ce que j'ai préparé et m'asseoir avec elle.
– Que me vaut cet honneur ? dit-elle en riant.
– J'ai juste pensé que ça te ferait plaisir, tu le mérites bien avec tout le travail que tu as fait cette semaine.
– Oh que oui ! Merci mon grand, j'avais envie de passer du temps avec toi en plus.
– D'ailleurs en parlant de ça, je commence, entre deux bouchées d'œufs brouillés. Je ne pourrai pas honorer notre soirée film. Je suis invité à une fête. Mais je ne pense pas y rester longtemps, ce sera sûrement nul et je rentrerai à temps pour qu'on puisse au moins regarder un film. Je ne suis même pas obligé d'y aller...
– Vas-y Matéo, me coupe Lucía. Profites-en pour t'amuser, tu le mérites.
Elle ponctue sa phrase par un sourire tendre auquel je réponds. J'articule un « ok » et me reconcentre sur mon assiette. Lucía ne travaille pas les samedis, et c'est notre tradition de passer la soirée à critiquer des films médiocres avant de nous effondrer de sommeil sur le canapé. Ça me peine de laisser ma tante seule ce soir, mais j'ai tout de même hâte de retrouver mes amies.
En fin d'après-midi, je me rends au supermarché pour acheter des boissons. Noée et Sara se joignent à moi pour partager les frais et m'aider à tout transporter jusqu'au coffre de la voiture de ma tante. J'ai passé mon permis de conduire dans l'été et suis vite devenu le chauffeur de mes amies. Alors que les jeunes femmes s'installent dans la voiture, je leur fais part de mes dernières prises de conscience concernant Andrea. Lorsque je leur raconte le message vocal laissé à notre ancien ami, Sara étouffe un rire.
– T'as bien fait, me dit-elle. Je n'arrive pas à croire qu'on se soit inquiétés si longtemps pour lui. Visiblement, il n'en a rien à faire de nous. Je paierais cher pour voir la tête qu'il tirera en écoutant ton message !
Noée et moi acquiesçons. Je monte le son de la radio pour clôturer la conversation et nous chantons à tue-tête pour le reste du trajet. Nous passons la suite de la journée chez moi, faisant le tri de mes vêtements dans ma chambre. Vient finalement le moment de nous préparer pour la soirée.
En grignotant une part de pizza, je complimente les tenues que les filles ont prises avec elles. Je siffle d'admiration lorsque Noée apparaît avec une robe courte et moulante noire à paillettes. Sara, elle, porte un joli chemisier blanc et une jupe courte en similicuir. J'enfile un jean et un t-shirt noirs avec mon infatigable paire de Dr Martens à plateformes qui me donne un air de rockeur, d'après Noée. Alors que les filles se maquillent, j'emprunte le khôl de Sara et l'utilise pour tracer le tour de mes yeux. Je souris devant le résultat. Je ne passerai peut-être pas la meilleure soirée de ma vie, mais au moins, je me trouve beau comme ça.
Avant de partir, j'embrasse ma tante qui applaudit nos tenues. Nous prenons la direction du bus et je ris lorsque, quelques secondes après s'être assises, mes amies se mettent à perfectionner leur maquillage une dernière fois, même si j'essaye moi-même de rajuster mes boucles sombres en utilisant mon téléphone comme miroir.
En arrivant chez Julie, ma bonne humeur est remplacée par de l'appréhension. Je sais que je ne suis pas le bienvenu et redoute l'instant où j'aurai à croiser le chemin de Quentin ou de Louis. Voyant le regard inquiet de Sara, je m'empresse de lui sourire.
– Si ça se dégrade, on s'en va, promis, me dit-elle.
J'acquiesce puis actionne la sonnette de la maison. Quelques secondes plus tard, une Julie légèrement ivre nous ouvre avec un grand sourire.
– Encore plus d'amis !! Entrez, entrez !! s'écrie-t-elle en s'écartant de la porte pour nous laisser passer.
Je me crispe lorsque je sens sa main me caresser le dos. Noée s'en aperçoit et nous échangeons un regard confus. Après avoir déposé nos bouteilles, nous nous servons chacun un verre mélangeant jus d'orange, grenadine et vodka, puis nous nous dirigeons vers le salon où la musique bat son plein, faisant vibrer les murs. L'éclairage est sombre, plongeant la pièce dans un noir presque complet. Ainsi, je passerai peut-être plus facilement inaperçu.
En voyant les autres danser, Sara et Noée se tournent vers moi pour m'entraîner me trémousser avec elles. Mais je n'ai pas le temps d'ouvrir la bouche pour leur dire que je les rejoindrai plus tard qu'une main étrangère se saisit de mon poignet. En me retournant, je suis surpris de constater que Julie essaye de me traîner vers la piste de danse. Devant son insistance, je finis mon verre d'une traite et l'accompagne. Après tout, peut-être que ce soir je ne suis pas un paria. J'essaye tant bien que mal de danser avec Julie, mais celle-ci ne tient pas en place. Lorsqu'elle trébuche pour la quatrième fois, je la prends par les épaules et la dirige vers la cuisine, espérant lui faire boire un grand verre d'eau.
Alors que je remplis un gobelet propre, Julie pose sa tête sur mon épaule. Je dépose le verre sur la table pour la forcer à s'asseoir.
– T'es vraiment beau gosse tu le sais ça ? dit-elle en gloussant.
J’élude sa remarque et glisse le verre d'eau dans ses mains. Elle le boit rapidement et se lève en titubant. Julie se retrouve alors très proche de moi, me coinçant entre la table et son corps. Je tente de m'extirper mais elle repose de tout son poids contre moi.
– T'es sûr que t'es vraiment gay ? Si ça se trouve, t'es bi et tu ne le sais pas.
Son visage s'approche dangereusement du mien.
– Matéo ? Tout va bien ?
Sara vient d'entrer dans la cuisine et fait sursauter Julie. Je profite de ce moment de battement pour repousser la jeune femme, la faisant se rassoir, et m'extirper de cette situation. Je me précipite vers mon amie.
– Merci, tu me sauves ! je lui souffle.
Je jette un dernier regard vers Julie qui semble porter un soudain intérêt pour le fond de son gobelet.
– Allez on sort de là, dis-je en poussant Sara vers le salon.
En rejoignant Noée, je leur explique la situation dont Sara m'a extirpé.
– T'es sûûûûr que t'es pas bi hein ? me dit Noée en imitant la voix de Julie.
Je ris.
– Ne vous méprenez pas, vous êtes toutes vraiment magnifiques, mais mon cerveau n'est pas réglé pour vous désirer.
Je m'apprête à emmener les filles danser avec moi lorsque j'aperçois du coin de l'œil Louis faire son entrée dans la pièce.
– Merde ! disent Sara et Noée à l'unisson.
Elles s'agrippent chacune à mes bras et m'entraînent à l'étage en riant.
– Voilà, comme ça il ne te trouvera pas ! chuchote Noée.
Je soupire en souriant.
– C'est top, on est à l'abri, mais on n'entend plus la musique là.
– Bah tu chantes non ? fait une voix venant du fond du couloir.
Noée et Sara gloussent en découvrant Gabriel derrière elles et je m'interroge sur la quantité d'alcool qu'elles ont ingéré.
– Oups ! dit Sara en rigolant. Bon bah on vous laisse les garçons !
Les deux amies ignorent mon regard suppliant et retournent dans le salon en titubant et gloussant dans les escaliers.
– T'as soif ? me dit Gabriel en agitant une bouteille de vodka entamée.
Après une seconde d'hésitation, je finis par le rejoindre et nous nous installons sur le tapis de ce qui semble être la chambre de Julie. Gabriel s'allonge sur le dos alors que je m'adosse contre le lit.
– Alors, reprend Gabriel, tu chantes non ?
Je me penche pour prendre la bouteille que ce dernier me tend.
– Un peu oui, mais ne crois pas que je ferai un concert privé ce soir.
Gabriel se redresse pour s'appuyer sur ses coudes. Il sourit.
– J'ai vu tes vidéos tu sais. Louis me les a montrées pour se moquer de toi, mais je n'y ai rien trouvé de risible. Tu chantes très bien.
Je hausse les épaules, ne sachant quoi lui répondre et essayant de réfréner le rouge qui me monte aux joues.
– Louis est arrivé y a quinze minutes, reprend Gabriel. C'est de lui que tu te caches ?
Je hoche la tête prudemment, craignant que Gabriel décide de me tendre un piège en appelant mon ennemi.
– Moi aussi, confesse le jeune homme en reprenant la bouteille. Il peut être assez lourd.
Nous restons une petite heure dans la chambre à échanger des banalités, nous passant la bouteille à tour de rôle. Assez vite, Gabriel manifeste des signes d'ivresse. Ses propos deviennent de plus en plus décousus et il ne fait plus d'effort pour articuler. Alors que je l'aide à se relever, quelqu'un ouvre la porte de la chambre vivement.
– Ah vous voilà ! s'écrie Julie.
Puis, nous apercevant ensemble, elle place ses mains devant sa bouche.
– Me dites pas que vous avez baisé dans ma chambre ?!
Alors que je m'apprête à détourner ses propos de manière ironique, Louis apparaît dans l'encadrement de la porte. Lorsque Gabriel l'aperçoit, il me repousse, me faisant presque perdre l’équilibre et basculer en arrière.
– Je cherchais juste les toilettes, c’est lui qui a voulu qu’on s’isole ! s'écrie-t-il.
Choqué, je me relève d'un bon et, constatant que Gabriel se dirige vers Louis en évitant mon regard, je me précipite hors de la chambre, bousculant les gens sur mon passage. Après avoir dévalé les escaliers, j'attrape ma veste et mon sac et sors en trombe de la maison. J'essaye de téléphoner à Sara et Noée, mais ni l'une ni l'autre ne décroche. Je finis par leur envoyer un message leur expliquant la situation et cherche mon chemin. Il est trop tard pour prendre le bus et je n'ai pas suffisamment d'argent pour me payer un taxi.
En dernier recours, j'appelle Lucía, priant pour qu'elle réponde. Par chance, elle est encore débout et accepte de venir me chercher en voiture. Lorsqu'elle arrive, une vingtaine de minutes plus tard, je me précipite sur le siège passager. Le trajet se fait en silence après que je lui ai résumé la soirée brièvement, omettant l'épisode final.
Une fois à la maison, j'embrasse ma tante sur la joue et m'allonge en boule dans mon lit. La fin de la soirée tourne en boucle dans mon esprit. Les paroles de Gabriel résonnent encore et j'imagine le pire pour la semaine suivante. L'angoisse ne semble pas s'apaiser et, alors que je me redresse pour essayer de retrouver une respiration régulière, ma vision se brouille de tâches sombres. Un poids sur ma poitrine m'empêche de respirer convenablement et je n'arrive pas à calmer les tremblements qui parcourent mon corps. Dans un élan de lucidité, je me saisis de la pochette de médicaments sur ma table de nuit et avale deux comprimés. Les anxiolytiques font effet rapidement et, mêlés à l'alcool, m'assomment d'un coup.6Please respect copyright.PENANAM38kqCFlvf